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Sentinelles, texte et mise en scène de Jean-François Sivadier, au Théâtre du Rond-Point

Fév 02, 2024 | Commentaires fermés sur Sentinelles, texte et mise en scène de Jean-François Sivadier, au Théâtre du Rond-Point

 

© Jean-Louis Fernandez

fff article de Denis Sanglard

 Ils sont trois amis, trois pianistes virtuoses à l’aube d’une carrière et d’un destin qui se dessinent pendant leurs années d’apprentissage. Inséparables malgré leurs divergences ou de par leurs divergences sur l’appréhension de leur art, de cet engagement absolu fait de solitude et de complicité, ne pouvant avancer que seuls face à eux-mêmes et pourtant ici toujours solidaires. Swan, Raphaël et Mathis, jamais d’accord sur rien mais tenus fermement par ce lien irréfragable, la musique et sa pratique. Trois caractères, trois couleurs, trois mouvements irréconciliables, trois façon d’être au monde et d’exercer leur art. Mouvements contradictoires qui pourtant exacerbent leur amitié faite d’admiration et de rivalité. Swan qui ne jure que par la beauté pure, la transcendance, l’émotion et la poésie seules capables de changer le monde. Raphaël pour qui l’art ne peut être que politique, un engagement frontal pour soulager les maux de notre humanité. Pour Mathis, rien de tout cela mais la nécessité de se retrancher, de se couper du monde. Rien d’autre ne compte que la partition seule, l’arracher aux clichés et concepts abscons, le détachement volontaire, les profondeurs introspectives pour une quête intérieure se moquant de tout jugement, se gaussant de l’émotion, pour enfin « Arracher la musique à la négation du monde. » Mathis est le pivot subversif de ces trois-là. Intransigeant et tranchant, cynique parfois, dans sa quête d’absolu il est le génie du groupe quand les deux autres ne sont « que » virtuoses. Swan et Raphaël, chacun à leur manière, seront anéantis par Mathis.

Jean-François Sivadier signe là une création virtuose, elle aussi, étourdissante et passionnante. Une partition jubilatoire, érudite, sans fausse note ni faux semblant, d’une intelligence incandescente. Mise en scène lumineuse d’une apparente simplicité, d’une grande clarté, et pourtant si sophistiqué dans son dépouillement volontaire, qui ne s’embarrasse de rien. Trois chaises, pas même un piano. La musique jouée ici est avant tout transcription organique, passant par les corps. « Un corps debout qui danse ». Chaque partition dans son interprétation devient ici une danse singulière et la musique traverse, foudroie, consume chacun, pure intériorité, pur ressenti indicible. Comme dans l’accordéoniste chanté par la môme Piaf, ça leur rentre par le haut, pas le bas, c’est physique. Jean-François Sivadier évite ainsi l’écueil du play-back inutile, d’une littéralité factice et illusoire, pour ne s’attacher qu’au rapport purement charnelle entre le musicien et la partition, ce que cette dernière provoque intimement chez le premier et sa transcription purement instinctive. Et c’est d’une justesse imparable qui vous fiche un sacré frisson.

C’est une conversation menée à bâton-rompu par trois comédiens complices, fébriles, habités corps et âmes par leur personnage. Ca s’engueule sec et sans ménagement, ça se console aussi vite, comme de vrais amis, comme de vrais artistes dans l’exigence de leur art. C’est vachard, lucide mais non sans tendresse et admiration. Les dialogues sont percutants, brillants, savants et pourtant jamais pédants. Parce qu’on ne disserte pas, on échange, on se bat, on éprouve, convaincu ou non jusque dans sa chair comme dans son esprit de ce qui est énoncé, voire vécu intimement. Voilà, c’est vivant parce que c’est la vie qui se joue, l’art qui se vit. Et révèle incidemment les failles et les blessures intimes. Formidable de les entendre se prendre le chou sur Mozart, à hurler de rire même, quand Mathis le déclare chiant et devenu médiocre et de fait mort trop tard alors que Swan le voue au pinacle pour sa simplicité qui confère au génie. Passionnant de découvrir derrière l’œuvre de Chostakovitch non la beauté prôné par Swan mais la vérité d’une écriture qui n’est que la violence d’un cri, la finalité d’un acte de résistance inquiète au régime de Staline comme l’explique si bien Raphaël. Et Bach, bien sûr, Bach un sommet inégalé de rigueur pour Mathis. Et l’on songe inévitablement à Glen Gould, qui inspire, c’est dit, on pourrait même dire insuffle, son personnage. Plus loin on fustige la musique contemporaine, enfin presque toute, et c’est irrésistible de mauvaise foi et de finesse.

Ce dialogue est aussi une partition en soi, percussive et jubilatoire, jouée par trois comédiens d’une grande profondeur, d’un talent démesuré et qui prennent ce texte à bras-le-corps, convaincants de bout en bout avec un sacré nuancier de jeu qui les mène au bout d’eux même et de leur personnage. On est saisi, troublé, de tant de vérité, l’impression qu’ils jouent là leur peau et la nôtre tant ils nous embarquent dûment avec eux. Et loin. Il est évident que ce texte leur parle plus que de raison. Et nous sommes bluffés de voir l’art du comédien porté ainsi à cet extrémité, son acmé. Car oui, c’est du théâtre, et du grand malgré sa mise modeste, en ce qu’il ne s’embarrasse de rien, nulle scorie, juste ces trois, dans une mise en scène qui se plie à eux et à ce qui est proféré.

Sans doute parce que ce qui est exprimé là de façon si prégnante et crûment, cette vérité comme une heureuse épiphanie, avec autant de causticité que de souffrance, d’intelligence et d’à-propos, au-delà de cette histoire d’amitié singulière, c’est le rapport fragile et ambivalent de tout artiste avec son art et de sa relation parfois disruptive au monde, les ressorts parfois secrets, les rhizomes souterrains qui lient les deux ensembles. Ce qui est affirmé et de trois façon différentes mais complémentaires, qui vous tue, vous fait renoncer ou avancer avec la toujours même exigence au rsique de la perte, c’est bien cette quête première d’être avant tout soi, ne jamais faire semblant, ne pas céder aux faux-semblant, même devant la dévoration de votre art, même devant la surdité du monde à votre égard. En cela être sentinelle.

 

© Jean-Louis Fernandez

 

 

Sentinelles, texte, mise en scène et scénographie de Jean-François Sivadier

Avec Vincent Guédon, Julien Romelard, Samy Zerrouki

Collaboration artistique : Rachid Zanouda

Son : Jean-Louis Imbert

Lumières : Jean-Jacques Beaudouin

Costumes : Virginie Gervaise

Regard Chorégraphique : Johanne Saunier

Régie générale : Marion Le Roy

Régie son : et vidéo : Elric Pouilly

Régie lumière : Chloé Biet

 

Du 30 janvier au 10 février 2024

Du mardi au vendredi à 20h30, samedi à 19h30

Relâche les 4 et 5 février

 

Théâtre du Rond-Point

2bis av. Franklin D. Roosevelt

75008 Paris

 

Réservations : 01 44 95 98 21

www.theatredurondpoint.fr

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