© Marc Domage
ƒƒƒ article de Marguerite Papazoglou
Pour sa deuxième édition, le festival Échelle Humaine prend son titre au pied de la lettre, mettant au centre la question de l’humain, de l’échelle et du jeu avec l’espace et les mots. Se Sentir vivant, qui en est l’ouverture, fait office de table rase : la pièce déconstruit et suspend toute évidence sur le corps, la voix, le sujet.
Yasmine entre sur une petite scène en pleine lumière, immobile, de profil, impassible, pantalon moulant et chemisette, un effacement dans le commun. Partir de rien, ou presque. Une silhouette. Un pied bouge, d’un mouvement si épuré qu’il en devient impersonnel. Puis un pied et une main, symétriquement, mécaniquement accordés puis disjoints, dans un plan parfaitement sagittal et une lenteur méticuleuse, dans un jeu de composition minimaliste – à partir de correspondances de segments du corps issues d’un discours anatomique géométrique et invivable où le pied se rapporte à la main, le genou au coude, etc. – aux associations, dissociations et rythmes flirtant avec le numérique et l’aléatoire. La complexification est méticuleuse : intégration progressive des différents plans de mouvement, puis introduction de l’orientation, puis du mouvement multidirectionnel, puis de la torsion et enfin de la courbe. Le mouvement re-composé, à la fois redevenu organique et étrangement distant, est celui d’un corps objectivé par l’interprète même, dans une tension à la fois méditative et scientifique. Nous regardons et la danse continue en rêve. Les postures, la lenteur ponctuée de longues poses (sic), le silence, se remplissent, combinaisons mathématiques imperceptiblement lyriques. Soudain un son : ça respire. La respiration se faisant rythme, l’air accrochant quelque corde vocale, surgit un déchirement vocal qui se fait musique du seul fait d’être si clairement donné au spectateur, écouté, modelé à la racine même de la voix. On toucherait quelque chose de l’humain ? Ça s’arrête. Pose suggestive de femme lascive lisant demi-couchée. Avec le doute, le désir s’installe, l’imagerie judéo-chrétienne aussi. On écoute le livre sans rien entendre. Une main se détache, glisse vers le sexe, s’ouvre et se ferme, les doigts emprunts d’une dextérité de langue qu’on dirait prête à parler. C’est ce qui arrive, le serpent parle… le visage reste de marbre ! Et avec la ventriloquie, c’est le chaos de l’anarchie corporelle. Si la voix ne vient pas de la bouche et de l’expression du visage, on plonge dans les viscères du phénomène phonatoire et la parole acquiert une plurivocité radicale. C’est l’effacement du visage en tant que tel – impassibilité puis mouvement frénétique complètement détaché du reste de l’expérience – qui met en branle nos habitudes et soulève le voile de la peur viscérale de la perte de soi.
Yasmine Hugonnet qualifie Se sentir vivant de « tragi-comédie de la dissociation ». En effet derrière la dissociation, une scission constamment sous-jacente est à l’œuvre dans le sujet. Scission de ce corps irréductible à son image et de cette parole irréductible à l’expression, d’une potentialité tant comique que tragique. Et, très judicieusement, dans ces eaux troubles, dans cette (bonne) voie perdue, dans les questions du milieu de la vie, de sa voix ventriloquée d’outre-tombe, c’est Dante que Yasmine fait entendre : l’ouverture de la Divine Comédie ! De quoi se réconcilier et se sentir vivant ! De quoi allécher aussi pour la suite de la programmation !
© Marc Domage
Se Sentir vivant, de Yasmine Hugonnet
Concept, texte, interprétation Yasmine Hugonnet
Texte extrait du 1er chant de La Divine Comédie de Dante
Costume Karine Dubois
Collaborateurs Mickael Nick, Mathieu Bouvier
Assistante Audrey Gaisan Doncel
Suivi de We Are Still Watching, conception et texte d’Ivana Müller
Le 16 septembre 2019 à 18 h 30 et 21 h 00
Durée 45 minutes
Lafayette Anticipations – Fondation d’entreprise Galeries Lafayette
9, rue du Plâtre
75004 Paris
Réservation au 01 57 40 64 17 et 01 53 45 17 17
www.lafayetteanticipations.com
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