© Jean Louis Fernandez
ƒƒƒ Article de Sylvie Boursier
Ses romans sont sa vie, sa vie un roman ; entrer en prison, faire le mur, y retourner, courir, danser, aimer, écrire, vivre vite et mourir jeune… à 29 ans d’une opération chirurgicale bâclée. L’astragale est cet os du pied qu’Albertine Sarrazin se fractura en s’évadant et le titre du récit de sa cavale, cette femme à tête de chat, toujours là où on ne l’attend pas, une Jean Genet au féminin.
Autant sa vie fut fracassée, autant son écriture est maîtrisée, mélange d’argot et de poésie, minimaliste et hyperbolique. Elle peint les corps douloureux, les pieds cabossés « je regardai mon pied, noir et blême, mon pied qu’on allait jeter à la poubelle. Et soudain, je réalisai combien je tenais à chaque cellule, à chaque goutte de mon sang, combien j’étais cellule et sang, multipliés et divisés à l’infini dans le tout de mon corps : je mourrais s’il le fallait, mais toute entière », un « monde du caniveau » à la Chaim Soutine entre les murs de sa cellule.
Il faut avoir du cran pour incarner la Sarrazine dans tous ses états, Nelly Pulicani n’en manque pas et se met à nu au sens propre comme figuré. Albertine c’est elle et réciproquement avec une ressemblance physique troublante et l’accent du sud qu’elles aiment toutes les deux.
Bravache, elle marche, nous sourit depuis le plateau en nous voyant arriver, comme ça, l’air de rien, tels les gens habitués à vivre sous le regard des autres, matons, juges, institutions ou simples passants du trottoir d’en face. Durant 1 h 15 la môme Sarrazin vient nous chercher un à un, pour nous mettre dans sa poche, nous offre une orange, trinque à ses publications, nous montre qu’elle n’est pas cette traînée de Notre Dame du Bon Pasteur, une maison de redressement d’où elle s’échappa, qu’il ne faut pas se fier aux apparences.
Le plateau est nu, avec pour seul décor une baignoire, tour à tour cellule carcérale, gourbis sous les toits, chambre d’hôpital et aussi unique refuge ou la détenue plonge pour échapper au contrôle social. En prison, elle n’est personne, dehors c’est pareil mais là au moins elle est libre et peut espérer. Melle Renoux Anne Marie, abandonnée par ses parents adoptifs, brillante élève rebelle violée par son oncle, cognée avec un nerf de bœuf par ses co-détenues, est culottée. Elle noircit depuis toute petite les pages d’un cahier et veut devenir quelqu’un, un écrivain reconnu. Aix en Provence, Orange, Montélimar, Valence, Lyon, Macon, Paris. Impossible de faire du stop sans qu’un chauffeur de camion ne se rince l’œil ou pire, impossible de s’éclater sans se faire pincer, impossible non plus d’avoir une histoire d’amour sans se faire choper le lendemain matin pour avoir volé de quoi se nourrir, toujours tombée, jamais vaincue. Madame Sarrazin n’a tué personne, elle est née du mauvais côté, c’est tout, celui des laissés pour compte.
Nelly Pulicani tient le choc comme une athlète de compétition dans ce qui s’apparente à une performance. Pour cette comédienne danseuse, le corps est le révélateur de ce que le langage ne dit pas. Albertine joue avec les mots, frime, Nelly montre son besoin d’amour, sa solitude, sa souffrance, sa puissance vitale et sa poésie, elle crée des images, prend à témoin le spectateur qui lui, connait la fin, joue avec la lumière, le son, justesse et économie de moyens. Le texte de Julie Rosselo Rochet, librement inspiré des autofictions de l’écrivain, lui va comme un gant et la mise en scène de Lucie Rébéré est taillée sur mesure.
Votre plus belle cavale, Albertine, ce fut l’écriture et lorsque la faucheuse vous cueille, Nelly apparaît dans sa parure de vierge noire mexicaine, comme perdue sur ce plateau déserté, à sa place tout simplement, avec nous. Ressusciter les morts grâce au théâtre qu’y a-t-il de plus beau ? on reçoit ce spectacle comme un souffle au cœur. Allez les voir !
© Jean Louis Fernandez
Sarrazine de Julie Rossello Rochet
Mise en scène : Lucie Rébéré
Avec Nelly Pulicani et les voix de Bouacila Idira, Ruth Nüesch, Mitchelle Tamariz et Gilles David
Collaboration artistique : Lorene Menguelti et Nans Laborde Jourdaà
Lumières : Pierre Langlois
Scénographie : Amandine Livet
Création sonore : Clément Rousseaux
Costumes : Floriane Gaudin
Durée : 1 h 15
Jusqu’au lundi 31 octobre 2022
Lundi 19 h, mardi 19 h
Le samedi à 16 h, le dimanche à 17 h 30
Relâches les 18 & 22 octobre
Théâtre de Belleville
16, Passage Piver, 75011 Paris
Réservation :
01 48 06 72 34
theatredebelleville.com
Tournée
Du 17 au 20 janvier 2023 au Théâtre Joliette – Marseille
27 Janvier 2023 au Polaris – Corbas
23 mars 2023 au TMG – Grenoble
Du 23 mai au 3 juin 2023 aux Célestins – Lyon
Les trois romans d’Albertine Sarrazin, La Cavale (1965), L’Astragale (1965), La Traversière (1966) sont édités en poche.
comment closed