À l'affiche, Agenda, Critiques, Evènements // S 62°58’, W 60°39, mise en scène de Franck Chartier, Compagnie Peeping Tom, Maison des arts de Créteil-MAC

S 62°58’, W 60°39, mise en scène de Franck Chartier, Compagnie Peeping Tom, Maison des arts de Créteil-MAC

Avr 15, 2024 | Commentaires fermés sur S 62°58’, W 60°39, mise en scène de Franck Chartier, Compagnie Peeping Tom, Maison des arts de Créteil-MAC

 

© Samuel Aranda

  

ƒƒ article de Emmanuelle Saulnier-Cassia

La compagnie Peeping Tom possède son propre univers et fait éclater les frontières. Celles de genre, mêlant musique, théâtre et danse comme une évidence. Le théâtre-danse est bien entendu né avant Peeping Tom, de manière explosive dans les années 1970 avec le Tanztheater de Pina Bausch, puis Jérome Bel, Maguy Marin, ainsi qu’Alain Platel, dont la compagnie Les Ballets C de la B est celle où les co-directeurs de Peeping Tom, Franck Chartier et Gabriela Carrizo se sont rencontrés, il y a une vingtaine d’années.

Depuis, la compagnie belge a pour habitude de déranger ou de provoquer. Il suffit déjà de commencer par son nom, qui veut dire voyeur en anglais et qui a également servi au titre du film controversé de Michael Powell, sorti en 1960. On ne la voit pas si souvent à Paris (en 2023 néanmoins avec Triptych à l’opéra de Paris…) et donc l’occasion donnée par la Maison des Arts de Créteil était à saisir absolument.

Avec S 62°58’, W 60°39, Peeping Tom bouscule encore les codes et propose une méta théâtralité dérangeante. Elle exploite sa forme hybride pour parler de la fabrication du théâtre en faisant théâtre, et en finissant par faire sauter le quatrième mur avec fracas. Le spectateur devient-il alors le voyeur ? Il serait aisé de le démontrer avec l’audacieux monologue-épilogue, qui lui donne à voir et à penser et qui peut susciter d’âpres débats entre engouement et détestation, mais nullement indifférence.

L’esthétique du premier tableau est saisissante, grâce à la scénographie de Justine Bougerol, l’étonnante composition musicale d’Atsushi Sakaï et les lumières superbes de Tom Visser. Un bateau en pleine tempête, à demi enfoui dans les glaces de l’Antarctique et plus exactement à l’adresse GPS qui sert de titre au spectacle. Les rares parties dansées (en particulier par l’extraordinaire Chey Jurado) sont époustouflantes de perfection et de beauté. La corde tirée dès la première scène, les glissades sur la banquette ou sur le toit avec le violoncelle, paraissent presque être des images truquées, tant les ralentis semblent notamment impossibles à exécuter dans l’espace-temps réel. En l’occurrence, si le lieu est précisément déterminé, le temps relève moins de l’évidence. Combien de jours et de nuits s’écoulent dans ce chaos visuel qui est l’allégorie de cette tentative à la fois collective et individuelle de survie ?

La réalité, évidemment elle aussi illusoire, semble immerger de la fiction, quand d’un coup une scène s’arrête par l’interruption d’un performeur à bout, qui hèle son directeur artistique. On entend la voix de Franck, sans jamais le voir, qui va interagir avec le plateau, imposer sa forme de tyrannie (on repense encore à une scène du film de Michael Powell) face à l’incrédulité ou l’incompréhension des membres de sa compagnie. Le directeur ou le père ? La figure paternelle hante Peeping Tom. Celle de la femme-objet, aussi. Lauren Langlois en a assez de jouer les femmes victimes et s’en prend également à ce « Castellucci de Molenbeek ».

Le temps s’écoule entre répétitions et craquages, entre remises en cause du travail et autoflagellation, entre provocations et désillusions. Certains spectateurs trouvent le temps long, d’autres sont au contraire subjugués par cette place laissée au flottement, à l’hésitation, au silence de la solitude de l’artiste laissé à lui-même, beaucoup rient aussi.

Et puis arrive la scène finale qu’on ne voit pas venir.

C’est moins la scopophilie qui menace les spectateurs dans cet épilogue, que l’émotion suscitée par la vision d’un artiste qui se noie et tente à tout prix de garder la tête hors de l’eau, nous donnant tout dans ce « sacrifice poétique ». La référence à Gollum n’était sans doute pas nécessaire, tant le récit et l’offrande corporelle suffisent amplement à eux-mêmes pour cette mise en abyme. Le rapport à l’art, à la solitude, à la solitude de son corps, à l’acte de création, que l’on soit ou non artiste, car tout individu compose et opère, aussi minimes soient-ils, ses propres actes de création, ne peuvent encore une fois laisser indifférent. On sait bien que l’art ne nous sauvera pas, qu’il ne sauvera personne, mais il aide à vivre quand même. Le propos et les contorsions touchent, consciemment ou inconsciemment, des cordes sensibles qu’il appartient à chacun d’explorer, qu’il ait ou non envie de raccompagner le bouleversant Romeu à la sortie du théâtre pour qu’il(s) se sente(nt) moins seul(s)…

 

© Samuel Aranda

 

S 62° 58’, W 60° 39’

Conception et mise en scène : Franck Chartier

Compagnie Peeping Tom

Création et performance : Eurudike De Beul, Marie Gyselbrecht, Chey Jurado, Lauren Langlois, Sam Louwyck, Romeu Runa, Dirk Boelens, Yi-Chun Liu

Assistance artistique : Yi-Chun Liu, Louis-Clément da Costa

Conception sonore et arrangements : Raphaëlle Latini

Composition musicale et cordes : Atsushi Sakaï

Scénographie : Justine Bougerol, Peeping Tom

Conception lumières : Tom Visser

Chorégraphie : Yi-Chun Liu, Peeping Tom

Costumes : Jessica Harkay, Yi-Chun Liu, Peeping Tom

Assistant technique : Thomas Michaux

Création technique et accessoires : Filip Timmerman

Technicien création : Clément Michaux

Coordination technique : Giuliana Rienzi

Construction : Décor KVS-atelier, Peeping Tom

 

 

Durée : 80 mn

 

Maison des Arts de Créteil

Grande Salle

Place Salvador Allende

94000 Créteil

 

www.maccreteil.com

Vu le 3 avril 2024

 

 

En tournée :

12 et 13 avril 2024 : Le Pavillon Noir, Aix-en-Provence

30 et 31 mai 2024 : STUK, Louvain (Belgique)

5 au 16 juin 2024 : Teatre Nacional de Catalunya, Barcelone (Espagne)

 

 

 

Be Sociable, Share!

comment closed