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Roman(s) national du Birgit Ensemble, Théâtre de la Tempête

Mar 14, 2022 | Commentaires fermés sur Roman(s) national du Birgit Ensemble, Théâtre de la Tempête

 

© Simon Gosselin

 

ƒƒƒ article de Corinne François-Denève

On avait laissé Julie Bertin et Jade Herbulot un peu perdues dans les mémoires de la Guerre d’Algérie, s’emparant du Vieux Colombier pour le diviser artificiellement en deux camps maladroits, et faisant jouer à la troupe du Français une partition un peu engoncée (Les Oubliés). On les retrouve à la Tempête avec leur collectif, à nouveau prêtes à en découdre avec l’Histoire. Ce n’est toutefois pas le passé qu’elles vont cette fois commenter, mais un futur qui nous parait proche, très proche – un « avertissement », glissé dans le programme, signale que le projet remonte à 2019, mais qu’« il arrive parfois que la réalité rattrape la fiction ».

Dans un temps qui n’est pas nommé, mais qui reste celui de la Ve République, les élections présidentielles se préparent. Est-on en 2022, 2050, 2060 ? La « Grande Catastrophe » a eu lieu, et les réfugiés climatiques affluent par milliers en France, parqués dans des camps insalubres. L’Italie a quitté l’Union Européenne. Le Musée de l’Homme a été privatisé. La cigarette a été proscrite. La gauche existe encore, unie et populaire (c’est sans doute la part de fiction). Mais les sondages donnent gagnant le très droitier Paul Chazelle, fringant politicard à fine cravate, adoubé, contre toute attente, par feu le dirigeant du Parti, mort juste avant la campagne. Inspiré (de loin) par Bonaparte et De Gaulle, Paul est flanqué d’une équipe de choc qui comprend sa plume, issue de la « diversité », Frédérique Sidi-Dumas, mais aussi son épouse, Madeleine, la présidente du Parti, Ava Breban, ou encore un informaticien rompu à faire remonter les « switchs », Emile. En guise de petits Malraux 2.0, le directeur de campagne et le grand argentier sont le cousin de Paul, Balthazar Balzan, et son meilleur ami, Solal Gauthier. Comme il convient, la campagne est filmée par une jeune femme férue d’histoire de l’art, Moïra. En l’espace de 2 h 25, le spectacle relate dix petits jours avant l’élection, en forme de « carnets de campagne ». Dès le début tout est dit. Il s’agit de remonter le fil de l’histoire, ou de l’Histoire, pour voir ce qui va s’y inscrire.

Roman(s) national exhibe les dessous de la politique spectacle. Il met aussi en évidence la pluralité et, partant, la fragilité des narratifs. Le directeur de campagne « fabrique » un récit, que Paul déroule. On voit bien qu’il n’est pas conforme à la vérité. Le « carnet de campagne » de la jeune documentariste ne l’est pas non plus : le spectateur et la spectatrice voient que les scènes sont parfois refaites, et qu’on laisse de côté le « off ». La documentariste elle-même, qui joue pour nous le chœur antique, ou le récitant brechtien, se laisse parfois aller à de petits arrangements avec la vérité : elle confesse que telle scène ne s’est pas passée comme cela, mais sait aussi se servir de rushes oubliés (auxquels on essaie de faire dire autre chose que ce qu’ils montrent), pour exercer son petit pouvoir – ici le pouvoir est toujours petit. Moïra, la « voyante » en hébreu, guide notre regard – elle nous a expliqué, dès le début, le principe de l’anamorphose nichée au cœur des Ambassadeurs : le pouvoir, dans ses apparats, cache une grande vanité. Le dispositif du spectacle, théâtre de la cruauté, exhibe crûment ces falsifications, comme si on revenait aux origines du genre, forcément politique. Mais on ne peut jouer impunément avec la vérité : les spectres peuvent resurgir à tout moment, et sortir de leurs coffres en verre.

Avec cette nouvelle pièce, le Birgit Ensemble a retrouvé tout son allant et sa vigueur. Le théâtre comme action directe, comme film d’action. Roman(s) national est un thriller politique et derridien, une « hantologie » qui se laisse petit à petit envahir par les fantômes du passé – le petit Baron en costume marine est avalé par le théâtre d’ombres et va s’y engloutir. La scénographie est à la fois magnifique et merveilleuse d’intelligence. Evidemment, la troupe de Birgit Ensemble mène au pas de course cette résistible descente de Paul Chazelle. Tout choix est injuste, mais on y distingue particulièrement Pierre Duprat et Morgane Nairaud, petits Kennedys d’Angoulême effrayants de beauté et d’arrogance, ou Lazare Herson-Macarel, geek prolo réduit à l’invisibilité.

 

© Simon Gosselin

 

Roman(s) national, conception, texte, mise en scène Julie Bertin & Jade Herbulot, Le Birgit Ensemble
Collaboration artistique : Margaux Eskenazi
Scénographie : James Brandily assisté d’Auriane Lespagnol
Costumes : Camille Aït-Allouache
Habillage : Lucie Duranteau
Lumières : Jérémie Papin assisté de Vincent Dupuy
Son : Lucas Lelièvre
Vidéo : Pierre Nouvel
Régie générale et plateau : Marco Benigno en alternance avec Victor Veyron
Régie vidéo : Théo Lavirotte

Régie son :Julien Ménard
Décor : Ateliers du Grand T–Théâtre de Loire-Atlantique
Avec : Éléonore Arnaud , Pauline Deshons , Pierre Duprat , Antonin Fadinard , Anna Fournier , Lazare Herson-Macarel , Morgane Nairaud , Loïc Riewer, Marie Sambourg

Avec les voix de Cuuké Gorodja, Cuuké Goromoto, Ouene Naaoutchoué, Tein Neaoutyine

 

Durée : 2 h 25

Du 9 au 27 mars 2022
Du mardi au samedi 20 h
Dimanche 16 h

 

La Tempête

Cartoucherie

Route du champ de manœuvre

75012 Paris

 

T : 01 43 28 36 36

www.la-tempete.fr

 

 

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