Critiques // « Retour à Reims », d’après l’essai de Didier Eribon, mise en scène de Laurent Hatat à la Maison des Métallos

« Retour à Reims », d’après l’essai de Didier Eribon, mise en scène de Laurent Hatat à la Maison des Métallos

Fév 07, 2015 | Commentaires fermés sur « Retour à Reims », d’après l’essai de Didier Eribon, mise en scène de Laurent Hatat à la Maison des Métallos

ƒƒƒ Article de Denis Sanglard

 

© Simon Gosselin

© Simon Gosselin

 

Retour à Reims, essai de sociologie et de théorie critique où Didier Eribon, en rupture avec les pratiques ordinaires de la sociologie, devient l’objet de son étude. Réflexion sur la construction de soi, du déterminisme social, de la reproduction des schémas de domination des classes dirigeantes et d’oppression sexuelle, dérive d’une famille ouvrière communiste vers l’extrême droite et le racisme ordinaire, analyse de la honte sociale qui imprime sa marque de façon indélébile… Réflexion critique rigoureuse sur les classes populaires et récit d’apprentissage, Retour à Reims est un portrait en creux d’une société clivée entre la reproduction des élites et l’abandon par la gauche technocratique de la classe ouvrière, sa récupération par le Front National.

Didier Eribon est un transfuge. Homosexuel, intellectuel, en rupture avec son milieu d’origine dont il a fallu se « dissocier pour s’inventer », effacer la honte en se détournant du passé. Sans doute résumé à cette phrase lapidaire « Je me suis choisi ». Mais du passé, difficile de faire table rase. Si la honte perdure, elle aussi devient, de par ses origines, le vecteur d’une parole singulière et forte. Elle devient « orgueil ». Cependant ce n’est pas tant l’homosexualité qui importe le plus ici – cette orientation sexuelle que la mère peine à prononcer, se refuse de prononcer – que l’analyse minutieuse des rouages de domination, d’aliénation d’une classe ouvrière en déshérence. La mort du père, le retour de Didier Eribon à Reims, et le dialogue avec sa mère enclenchent un processus de réappropriation d’une généalogie personnelle, marquée par la violence, qui très vite devient en creux la traversée critique d’un milieu social particulier, une culture ouvrière en rupture. C’est un récit sans jugement, un constat lucide et sans concession. C’est glaçant et pourtant d’une formidable et brutale humanité.

L’adaptation subtile de Laurent Hatat privilégie le dialogue entre le fils et la mère. Une mère – formidable Sylvie Debrun – à la colère froide, une femme butée, écorchée, brusque jusque dans ses mouvements, qui se livre avec rudesse, taiseuse aussi. Un passé d’ouvrière, de bonniche, un mariage sans amour, la violence d’un mari, un racisme borné… Face à elle, le fils, Antoine Mathieu, se tient comme à distance, sur le fil d’une émotion qui ne veut pas s’avouer, qui se cache derrière des réparties, des envolées critiques, analytiques. Avec un certain mordant, une ironie féroce, une lucidité fébrile. C’est parfois très drôle quand la démonstration semble tomber à plat d’une répartie cinglante de la mère. Laurent Hatat, avec beaucoup d’intelligence, brouille volontairement l’envoi du dialogue. A qui s’adresse parfois le fils qui semble oublier sa mère ? A lui-même, au public ? Et la mère ne monologue-t-elle pas plus qu’elle ne s’adresse à son fils ? La mise en scène, minimaliste, tendue, joue de cette distance-là, de cette circulation de la parole à qui est adressée. Et des corps. Ils sont rarement proches, physiquement, ces deux qui tentent de communiquer. Toujours à distance l’un de l’autre, jamais ils ne se touchent. L’absence semble s’être incrustée de façon définitive. Il n’y a qu’à la fin, et c’est bouleversant, qu’enfin ils se frôlent vraiment. Le décor, un plateau quasi nu, deux chaises, une table, deux malles, rend perceptible ce gouffre, ce vide entre ces deux-là qui au fond ignorent tout l’un de l’autre. Un vide, un dépouillement, que le dialogue renoué mais parcellaire ne comblera pas. L’adaptation et la mise scène évitent avec bonheur la leçon, la démonstration pesante. Une ligne claire et sans pathos, appuyée par deux comédiens sensiblement et merveilleusement engagés, où l’intime rejoint le politique sans jamais se départir d’une distance critique. En cela c’est une réussite.

 

Retour à Reims
D’après l’essai de Didier Eribon
Adaptation et mise en scène Laurent Hatat
Collaboration dramaturgique Laurent Caillon
Création lumière Anna sauvage
En collaboration avec Dominique Fortin
Création sonore Antoine Reibre
Avec Sylvie Debrun et Antoine Mathieu

Du 3 au 22 février 2015
Du mardi au vendredi à 20h, le samedi à 19,le dimanche à 16h

Maison des Métallos
94, rue Jean-Pierre Timbaud – 75011 Paris
Réservation 01 47 00 25 20
maisondesmetallos.org

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