© Efrat Mazor
ƒƒƒ article de Nicolas Thevenot
Ce qui procède et ce qui nous précède : cet imaginaire, images de l’ère échue. Voir dans l’instant tressaille alors d’une remémoration de ce qui fut vu en d’autre temps. Ce qui fut peint autrefois, ce qui fut raconté une fois, soulèvent les corps de nos visions. Reflections s’empare de cette chair instable, issue de nos représentations communes, façonnée par l’art des grands maîtres de la Renaissance, mise en partage par nos récits primitifs. S’inspirant de cette riche production, Adi Boutrous ne représente jamais et rebat les cartes de la figuration. Au lieu d’une fixation des formes, d’une confirmation du ferme, le danseur et chorégraphe réouvre les cadres, remet en mouvement les lignes arrêtées, malaxant sa matière comme un sculpteur la glaise, comme un peintre les pigments, comme un poète les mots. Et libère la pensée. De l’archaïque, du classique, sourd une herméneutique renouvelée. Un châlit devient un châssis. Un corps endormi retrouve l’épaisseur d’un mort. Des bêtes à deux têtes progressent avec le déhanchement d’une évidence. L’un monte un corps comme on monterait une marche. L’autre s’élève au-dessus de la foule comme s’il gravissait une montagne.
La force de cette proposition tient à ce qu’elle s’extrait des contextes religieux et moral qui donnèrent naissance aux œuvres qui nourrissent Reflections. De ce carcan il ne reste que les traits qui organisèrent la toile à un moment de l’histoire de l’art, des symétries, des diagonales, des corps multiples en profusion. Les mouvements des danseurs se répètent comme autant de traits se superposant dans une esquisse. Il n’est affaire ici que de corps, de leurs appuis, de leur poids, de leur enchevêtrement mouvant comme une terre perpétuellement labourée, de leur empilement possible, de leur élévation aussi, attenante à leur chute. La beauté innerve ce déchainement, qui est un enchainement des uns aux autres toujours réinventés, élaborant transferts de forces et souples élans. La danse d’Adi Boutrous jamais ne pose. Elle ne s’exhibe pas dans un narcissisme stérile, comme d’autres probablement auraient été tentés de le faire partant d’un semblable matériau. Elle est production continue, dans la transpiration des chairs enroulées, hommes en chemise blanche, femmes en robe de velours, traces résiduelles et repentir de leur origine picturale. Adi Boutrous est un charpentier chevillant les corps entre eux, comme autant de poutres, bâtissant d’éphémères ouvrages, toujours s’écroulant, toujours à reprendre, dans une sorte de fugue infinie, jusqu’à la tombée de la vie. Fugacement, pleines d’une puissance onirique, apparaitront aussi des scènes dignes d’un Giorgio De Chirico ou d’un Jérôme Bosch. Leur fascinante étrangeté émanant de l’impassible abandon avec lequel les danseurs s’y adonnent.
A l’instar de la ronde de nuit qui initie Reflections, entre un dormeur et un regardeur nu comme un modèle, l’un prenant la place de l’autre dans une boucle sans fin sur le châlit-châssis, l’un comme le rêve de l’autre sans que l’on puisse décider lequel serait la créature ou le créateur, la danse d’Adi Boutrous scrute le temps du retournement, du renversement, de la chute et de l’élévation, dans une sorte de balancier profondément ancré dans la conscience de chacun. Le tempo d’une danse, à l’unisson des mouvements de notre âme, n’aura jamais été si juste comme si elle possédait la secrète connaissance de notre fin.
© Efrat Mazor
Reflections, direction artistique, scénographie & conception bande son : Adi Boutrous
Interprètes : Ido Barak, Neshama Bazer, Adi Boutrous, Stav Struz Boutrous, Uri Dicker
Dramaturge associée & directrice des répétitions : Yael Venezia
Création costumes : Stav Struz Boutrous
Création lumières : Ofer Laufer
Ingénieur du son : Asaf Ashkenazy
Fabrication du mur : Itzik Assolin
Co-créateur du décor : Ofer Laufer
Durée : 1h10 minutes
Du 25 au 30 septembre 2023 à 20h
Théâtre des Abbesses – Théâtre de la Ville
31, Rue des Abbesses
75018 Paris
Tél : 01 42 74 22 77
https://www.theatredelaville-paris.com
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