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Ranger, de Pascal Rambert, mise en scène de Pascal Rambert, Théâtre National de Bretagne

Jan 30, 2023 | Commentaires fermés sur Ranger, de Pascal Rambert, mise en scène de Pascal Rambert, Théâtre National de Bretagne

 

  © Louise Quignon

 

ƒƒ article de Emmanuelle Saulnier-Cassia

Autant le dire d’emblée : Jacques Weber porte le texte Ranger et même le sublime ; joué par un autre, il est moins que certain que cela fonctionnerait. Mais c’est sans doute le plus beau compliment que l’on puisse faire à son auteur, Pascal Rambert, qui aime à dire et répéter qu’il écrit pour des comédiens en particulier, pour des gens qu’il aime… et qui le lui rendent bien. On l’avait déjà éprouvé avec Architecture, créé à Avignon en 2019, éreinté par une partie de la critique, considérant qu’il n’y avait pas d’histoire et que la pièce n’était qu’un prétexte à réunir des stars. Lesdites stars (dont Weber) jouaient pourtant merveilleusement individuellement et en harmonie collectivement.

Ici, Jacques Weber est seul, face à lui-même, ou plutôt face au souvenir photographique et souvenir tout court de sa défunte épouse, écrivaine elle-aussi, à plus grand succès encore. Il n’a plus envie de vivre cette vie qui n’avait de sens qu’avec celle qui l’a partagée 55 années durant, une complice d’enivrement aux sens propre et figuré. Ils ont aimé boire, faire l’amour et enfiler les lignes d’héroïne comme les lignes d’écriture. Ils ont aimé jouir de la vie, de leur(s) vie(s) dans ses excès et ses clichés qui sont souvent si proches de la vérité. Le fameux moment présent.

En complet trois pièces noir, le colosse entre en silence dans une chambre d’hôtel d’un blanc immaculé (du mobilier à la moquette) qui pourrait se situer dans n’importe quelle capitale du monde, mais dont on apprend qu’il s’agit de Hong-Kong, ce qui aurait pu n’avoir aucune importance, mais qui en a au regard de la deuxième dimension du texte. Un masque chirurgical sur le visage, des fleurs et des paquets dans les bras qu’il dépose dans une valise ouverte sur le lit à jardin avant de s’adresser à un cadre photo qu’il trimballera tout au long de la pièce, comme sa bouteille de whisky qu’il videra à moitié avec moult pilules. L’écrivain range les objets du jour et du passé, et ses souvenirs.

Ranger est d’abord un texte sur le deuil. Si depuis l’attribution du dernier Goncourt à Brigitte Giraud, les textes littéraires abordant la question semblent s’être multipliés ou tout du moins le « genre » a été exposé à une nouvelle lumière, permettant également aux lecteurs de découvrir ou redécouvrir des récits bouleversants (comme L’année de la pensée magique de Joël Didion récemment disparue), au théâtre, le pari est plus risqué. Toucher les spectateurs sans les déstabiliser à l’excès dans ce lieu non protecteur de la salle de théâtre est un exercice d’équilibrisme. L’effet de catharsis peut devenir périlleux si l’interprétation n’est pas à la hauteur de la douleur des individualités spectatrices pouvant se transformer en un ouragan intime.

Jacques Weber est à la hauteur du défi, sans contestation possible, dans ce rôle où il est bien plus difficile de briller que dans la représentation d’un grand personnage de l’histoire du théâtre, tel le Roi Lear pour citer le dernier qu’il a endossé de manière remarquable. La voix un peu blanche est confondante, les mains tremblent en relisant une lettre d’amour, les yeux ne peuvent certes pas pleurer mais finissent par se fermer. Un certain nombre d’aspects du texte le touchent personnellement à l’évidence. On se demande après coup un peu sottement où était l’homme, où était le comédien.

Mais Ranger se présente aussi parallèlement comme un texte politique ou en tout cas fait glisser le récit en une discussion rapide sur la démocratie, la liberté, à partir de la mise en situation d’une remise de prix littéraire à Hong-Kong, et de l’intrusion d’un deuxième interlocuteur invisible, la traductrice en apparence ironique et méprisante. Incontestablement, ce niveau de discours et de démonstration fait perdre de la force au récit intime en devenant plus convenu, plus prévisible ; à moins que cela ne permette subtilement de reprendre son souffle, de réaliser une prise de distance qui empêche de basculer dans le pathos et se laisser emporter dans toutes ces villes et quartiers jamais visités comme le couple a utilisé la littérature pour faire vivre à leurs lecteurs tout ce que la vie ne leur a pas permis de vivre avant de la quitter. Mais l’essentiel est ailleurs, ou plus exactement se situe en amont de cet épilogue et ne se résume qu’en un mot et une nécessité en toute chose : le désir.

 

 

Ranger, texte, mise en scène de Pascal Rambert

Collaboration artistique : Pauline Roussille

Costumes : Anaïs Romand

Espace : Pascal Rambert, Aliénor Durand

Lumières : Yves Godin

Avec : Jacques Weber

 

Durée 1h20

 

Ranger

Théâtre National de Bretagne

1 rue Saint-Hélier – Rennes

Vu le 25 janvier 2023, à 19h

Jusqu’au 28 janvier 2023, à 20h30 ou 21h

 

Tournée : du 2 au 18 février au Théâtre des Bouffes du Nord à Paris

www.T-N-B.fr

 

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