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Racine carrée du verbe être, de Wajdi Mouawad, mis en scène par Wajdi Mouawad, La Colline -Théâtre national, Paris

Oct 11, 2022 | Commentaires fermés sur Racine carrée du verbe être, de Wajdi Mouawad, mis en scène par Wajdi Mouawad, La Colline -Théâtre national, Paris

 

© Simon Gosselin

 

ƒƒ article de Emmanuelle Saulnier-Cassia

Les textes (pièces et romans) de Wajdi Mouawad se suivent et se ressemblent… pas tout à fait. Il y a toujours les souvenirs, et les souvenirs ne sont pas toujours doux. Il y a toujours le Liban et ses guerres, la famille et ses déchirements, la figure du père et les règlements de compte avec sa descendance. Il y a la violence, verbale, physique, notamment sexuelle. Il y a les interrogations métaphysiques. Dans Racine carrée du verbe être, peut-être plus encore que dans tous les textes et autres fresques au long cours (Le sang des promesses notamment) qui l’ont précédé, le « et si » prédomine.

Le monde n’est-il qu’une illusion ? Les mathématiques et la physique quantiques sont appelées au secours. Wajdi Mouawad prend au mot le principe selon lequel une présence au point A ne soit pas possible que par sa présence au point B. Mais il en fait un procédé dramaturgique, qu’il multiplie, non pas à l’infini, ou « à la libanaise », mais en cinq vies et destins parallèles possibles.

A la différence de Tous des oiseaux, dans Racine carrée du verbe être, on n’est plus en territoire ennemi, mais à la fois sur la terre natale et en territoires d’exil, de refuge. Les deux « possibles » comme dirait Tiago Rodrigues (Dans la mesure de l’impossible), que sont la France et l’Italie, pour fuir le monde de « l’impossible » (le Liban en guerre), mais aussi les États-Unis, le Canada et les autres ailleurs de la diaspora libanaise.

Racine carrée du verbe être est une sorte d’uchronie composée de trois parties, inégales en termes de durées et de contenus. L’épopée de 6 h 30 (5 h environ si l’on retranche les entractes) part de l’explosion au port de Beyrouth d’août 2020 et qui une fois les thèses complotistes essoufflées a mis en lumière encore plus que la/les guerre(s) l’incurie, la vénalité, la corruption des dirigeants. L’explosion, comme nouvel élément déclencheur d’un exil massif, revient comme un leitmotiv lors des différents passages d’ « Actes » de la pièce, au moyen du travail vidéo réussi de Stéphane Pougnand (des cartoons qui tournent mal et surtout la vidéo initiale de l’explosion qui se transforme en un vol au ralenti continu et stylisé des débris durant toute la première partie.)

Le récit, qui se déroule sur une semaine, trace les différents scénarii possibles de la vie de Talyani Waqar Malik parti du Liban à l’âge de neuf ans avec ses parents, comme un certain Wajdi Mouawad… Des fonctionnements parallèles, partiellement en miroir, des faux jumeaux, qui deviennent quintuplés, se mettent en place, autant de Talyani qui auraient pu exister, joués par deux comédiens, Wajdi Mouawad lui-même que l’on croit être seul au début tant Jérôme Kircher lui ressemble, qui sont tour à tour chauffeur de taxi en France, artiste contemporain à Québec, neurochirurgien réputé à Rome, condamné à mort dans une prison texane et vendeur de jean’s à Beyrouth.

La construction de la deuxième partie est impressionnante. La dramaturgie ne laisse pas une seconde de répit, aidée par la scénographie millimétrée d’Emmanuel Clolus. Et sur le fond, toutes les thématiques à la fois contemporaines et universelles sont traitées intelligemment : les violences faites aux femmes, la dignité de la fin de vie (avec une référence scénique appuyée à Sur le concept du visage du fils de Dieu de Romeo Castellucci) succédant à la lutte entre les générations et les oppositions au père (Le Roi Lear est presque paraphrasé par l’excellent Richard Thériault), la peine capitale (avec une référence évidente au concept de « crime d’Etat » de Camus et au « meurtre légal » avec Koestler)… L’écologie est le thème qui est le moins naturellement intégré et qui en dépit de son importance sur le fond et de ses résonnances véritables avec le propos général (le déracinement n’empêche pas un ré-enracinement réussi ailleurs avec la métaphore des ginkos chinois implantés dans une forêt française) semble plaqué.

Le début de la troisième partie après le second entracte atteint un point paroxystique, qui est celui de la rencontre entre les différents destins individuels possibles conduisant les comédiens et en particulier Norah Krief jouant Layla, la sœur, à s’adresser à trois Talyani en même temps. Une performance. C’eut été le bon moment pour s’arrêter là, avec un retour au dialogue introspectif entre le Talyani enfant et le Talyani vieillard du début brandissant la « couleur verte » (celle des cèdres ?) face à une question insoluble. Mais malheureusement avant de fermer ainsi la boucle, on passe par un monologue beaucoup trop long de Wyo (néanmoins parfait Jérémie Galiana) et une leçon elle aussi trop étendue de mathématiques par Hanane (sensible Julie Julien déjà présente dans Littoral), avant que Wajdi Mouawad serrant contre lui son enfant intérieur, nous fasse la morale de l’histoire. Même si cela fait incontestablement redescendre le soufflet en perdant la dimension quasi fantastique des quatre premières heures, Racine carrée du verbe être fait se lever entièrement la salle au bout de l’intégrale (on peut aussi voir le spectacle en deux parties séparées). C’est plus que mérité tant la distribution dans son intégralité (y compris la Jeune troupe) est irréprochable, la mise en scène brillante et les questions posées essentielles.

 

© Simon Gosselin

 

Racine carrée du verbe être de Wajdi Mouawad

Mise en scène : Wajdi Mouawad

Assistanat à la mise en scène : Cyril Anrep et Valérie Nègre

Dramaturgie : Stéphanie Jasmin

Dramaturgie 1ère partie des répétitions : Charlotte Farcet

Scénographie : Emmanuel Clolus

Lumières : Éric Champoux

Costumes : Emmanuelle Thomas assistée de Léa Delmas

Conception vidéo : Stéphane Pougnand

Régie vidéo en création : Igor Minosa, Jérémy Secco

Dessins : Wajdi Mouawad et Jérémy Secco

Musique originale : Pawel Mykietyn

Conception sonore : Michel Maurer assisté de Sylvère Caton et Julien Lafosse

 

Avec : Madalina Constantin, Jade Fortineau, Jérémie Galiana, Julie Julien, Jérôme Kircher, Norah Krief, Maxime Le Gac Olanié, Wajdi Mouawad, Richard Thériault, Raphael Weinstock et Maïté Bufala, Delphine Gilquin, Anna Sanchez, Merwane Tajouiti de la jeune troupe de La Colline et Adam Boukhadda, Colin Jolivet, Meaulnes Lacoste, Théodore Levesque, Balthazar Mas-Baglione, Ulysse Mouawad, Adrien Raynal, Noham Touhtouhet les voix de Juliette Bayi, Maïté Bufala, Julien Gaillard, Jackie Ido, Valérie Nègre

 

Durée 6 h 30 environ (2 entractes compris)

Jusqu’au 30 décembre 2022

Parties 1 et 2 dissociées ou intégrales

 

 

La Colline – Théâtre national

15 rue Malte-Brun, Paris 20ème

www.colline.fr

 

 

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