© Anthony Devaux
ƒƒƒ article de Denis Sanglard
Il était une fois Anthony Martine… C’est une performance coup de poing et salutaire que cet acteur et performeur présente au Théâtre 13 dans le cadre du festival Jerk Off. Un conte médiéval afro-queer sur la construction de soi quand on est un adolescent noir et gay n’ayant que pour tout modèle, icônes et fantasmes, des artistes blancs et hétéros, femmes principalement dont Fanny Ardant, dans ce récit Paris Ardant, fée drag et carabosse qu’il faudra bien tuer pour s’émanciper enfin d’une adolescence chaotique et brumeuse. Une problématique qu’il avait déjà formidablement abordé dans Plutôt vomir que faillir de Rebecca Chaillon mais qu’il approfondit ici avec une sensibilité d’écorché, un abatage féroce, un talent culotté et monstre. Trouver sa place, « venger sa race », retrouver son identité, loin du bouffon, du négre de service, image à laquelle on se conforme pour une illusion d’intégration, se croire blanc quand on est noir, ce que d’aucun traite ailleurs et rageusement avec mépris de Bounty. Deux années de prépa littéraire au Lycée Henry IV (2016-2018) à observer les codes strictes d’une société blanche hétéronormée et bourgeoise qui tolère mais n’intègre pas cet adolescent de banlieue dans le saint des saint de l’élite intellectuelle, pourtant délétère comme il le raconte crûment, sont le point de départ de cette réflexion acide et lucide sur l’intégration, le rêve avorté d’ascension sociale, un questionnement sur son identité quand grandir en tant que personne noire en France hexagonale c’est être de facto soumis et dominé par une culture blanche occultant une réalité culturelle et historique, une représentation de la culture noire existante. A cela s’ajoute dans le même temps la découverte d’une sexualité à la marge qui vous renvoie toujours à cette image fantasmée et sexualisée du noir, fantasme raciste et colonial auquel il se plie, n’ayant pas d’autres références ni expériences que les applications de rencontre les véhiculant sans vergogne. Scène hilarante par ailleurs où la lecture d’emojis reçus le plonge dans des abîmes de perplexité… Se rêver Catherine Deneuve, bourgeoise et putain dans Belle de jour, est ici le summum de la réussite pour cet adolescent gay.
Surtout est dénoncé là la violence d’un monde qui n’est qu’apparence et hypocrisie, racisme latent et discursif sournois sous la bonne conscience que l’on se prête et dont Anthony Martine, adolescent sans repère, sans référence, comme tout adolescent queer, comme tout adolescent noir, est doublement la victime, se confrontant à l’homophobie et au racisme conjugués. Ce conte faussement médiéval, génialement foutraque et bricolé, entre cabaret et performance, dont il est le héros proclamé et dont il s’approprie les codes jusqu’à habilement les pervertir, en faire un récit kitch et camp’ aussi drôle qu’émouvant, est une histoire de résilience, d’un refus du déterminisme, d’une révolte et la prise de conscience qu’il y a quelque chose de pourri dans le royaume où être noir c’est être Shrek hors de son marais, comme il est affirmé ici non sans humour. Rien de magique ni de merveilleux derrière les paillettes et le glamour, c’est d’une cruauté sans fard et d’une sourde violence, un conte où le bouffon du roi n’aura jamais au final les clefs convoitées du royaume, renvoyé à sa condition première. Anthony Martine use avec subtilité de tous les codes du conte initiatique – illustré d’archives personnelles – qu’il détourne avec un humour queer, féroce et jubilatoire donc. Jusqu’au blackface cristallisant les luttes antiracistes qu’il introduit sciemment, un masque qui le renvoie à l’image du noir dans l’imaginaire raciste, regard auquel il se confronte et se conforme malgré-lui avant que les larmes, au réel, n’efface cette stigmatisation odieuse dans une séquence inattendue, surgie abruptement, tendue par une émotion non feinte et qui fait basculer cette représentation dans la brutalité d’une confession nue, d’une douleur non encore cicatrisée. Ce conte est aussi une histoire de désillusion qui décille Anthony Martine mais également de rédemption, une prise de conscience de son être dépouillé enfin de toutes contingences iconiques. C’est ainsi que progressivement de ce conte et d’une certaine et toute relative distance avec les faits nous passons à une performance brute où intervient dans une réalité non fictionnelle la sœur d’Anthony Martine, Mérèndys Martine, présence jusqu’alors muette, pour un dialogue à vif où le frère et la sœur confrontent leur expérience et font ainsi avancer le récit vers une vérité intime, dépouillée de tout artifice dramaturgique, où chacun a trouvé sa juste place, affirmant haut et fort leur identité désormais sans artefact. C’est une création encore fragile, mais le charisme et la sensibilité exacerbée, le talent de showman d’Anthony Martine emporte la salle et s’il ne représente que lui-même dans cette quête identitaire, cette invention de soi posée par cette question d’être noir et gay et qui devient sa seule et fragile vérité, ce qui est dit là, tant pis pour le cliché, à valeur universelle.
Quand on dort on n’a pas faim, texte et mise en scène d’Anthony Martine
Avec : Anthony Martine et Mérèndys Martine
Assistant à la mise en scène : Fabien Chapeira
Dramaturgie : Léo Landon Barret
Création musicale et musique livre : Louise Bsx
Création vidéo : Maël Kadjan
Création lumière : Jérôme Baudouin
Scénographie et accessoires : Shehrazad Dermé
Assistanat scénographie : Maya Ali
Jusqu’au 11 octobre 2025
Du lundi au vendredi à 20h, le samedi 18H
Durée 1h15
Théâtre 13 / Glacière
103A boulevard Auguste Blanqui
75013 Paris
Réservation : 01 45 88 16 30
Tournée :
15-16 octobre 2025 : TU Nantes-scéne jeune création et art vivants, Nantes
9 avril 2026 : Université Sorbonne Nouvelles
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