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Quais de scène, écrit et mise en scène par Alexandra Badea, Théâtre de la Colline

Jan 16, 2022 | Commentaires fermés sur Quais de scène, écrit et mise en scène par Alexandra Badea, Théâtre de la Colline

 

© Pascal Gély

 

ƒƒ article de JB Corteggiani

Réparer : c’est un des enjeux qui traversent la littérature et le théâtre de texte francophones depuis 15 à 20 ans, dans le sillage des travaux de Boris Cyrulnik, dont le concept de résilience a débordé le champ de la psychologie pour s’étendre à notre capacité à surmonter des traumatismes collectifs. De cet intérêt, qui croisera plus tard l’idéologie du care, témoignent les livres de Lydie Salvaire (Pas pleurer) ou de Maylis de Kérangal (Réparer les vivants). Emmanuel Carrère écrit dans D’autres vies que la mienne : « J’aimerais panser ce qui peut être pansé ».

Réparer, c’est aussi le projet d’Andrea Badea, écrivaine et metteure en scène d’origine roumaine née en 1980, qui le dédouble en ces termes : « Je m’intéresse aux hommes et aux femmes : comment on est écrasé par l’Histoire, et comment on la répare. »

Quais de scène est le second volet d’une trilogie, Points de non-retour, qui fouille les histoires manquantes, les épisodes sombres de l’Histoire française. Cela, on le sait parce qu’on a vu le premier volet, Thiaroye (créé à La Colline en 2018), sur le massacre au Sénégal, en 1944, de tirailleurs sénégalais de retour dans leur pays. Mais trêve de savoir autour de la pièce : fermons le fascicule de présentation, abordons la représentation comme un spectateur vierge. C’est d’autant plus important ici que les pièces d’Andrea Badea sont des puzzles, des énigmes à résoudre, parfois des sortes de polars.

Que voit-on ? Deux pièces en préfabriqué – carrelage blanc, lumières froides. Dans la première se trouvent Nora et son thérapeute. Dans la seconde, Irène et Younès, deux jeunes gens qui s’aiment. Le récit commence à se tisser, par glissements souples d’un espace et d’un couple de personnages à l’autre. Nora, documentariste de radio, ne va pas bien, elle est travaillée par des secrets de famille, elle n’arrive pas à franchir des ponts (on sait gré à son psy de ne pas appuyer lourdement). Irène et Younès vont plutôt bien, en tout cas au début, mais très vite montent du hors-champ des menaces sourdes. Que se passe-t-il ? A quelle époque sommes-nous ? Et où ? On a beau tendre l’oreille, on est un peu perdu. Rien dans le dialogue, le décor ou les costumes ne nous est d’aucun secours. Enfin, tout de même, quelques éléments : Irène est fille de colons, elle sent que dans ce pays, l’Algérie, elle ne pourra plus y vivre. Elle envisage de partir habiter où on ne sait rien de l’Histoire, au Canada. D’accord, on doit être à la fin de la guerre d’Algérie. Mais quand ? Il faut attendre la moitié de la pièce pour que soit évoqué le 17 octobre 1961 : la répression brutale, à Paris, d’une manifestation pacifique d’Algériens, les corps dans la Seine. C’est cela justement qui travaille Nora. « Pourquoi les histoires des autres vous semblent-elles plus intéressantes que les vôtres ? », lui dit son psy. Parce qu’elle est une militante humaniste ? Cela ne suffit pas.

On ne sait pas encore ce qui relie les deux espaces, les deux histoires. Nora parfois s’aventure dans l’espace d’Irène et Younès, sans être vue. Serait-on dans ce « jardin des fantômes » qu’est le théâtre selon Wajdi Mouawad ? Mais qui sont Irène et Younès pour Nora ?

Ce parti-pris de ne révéler que très progressivement les éléments de compréhension est à double tranchant : il aiguise l’attention du spectateur, mais peut aussi l’égarer. Petit à petit, les souvenirs et les rêves de Nora reviennent : l’inscription Sétif sur la tombe de la grand-mère, le père qui demande à être enterré en Algérie… En accoucheur, ce psy peu orthodoxe, qui cite Dolto mais propose des pistes qui renvoient plutôt à l’ethnopsychiatrie d’un Tobie Nathan : « quelqu’un a pris la place de votre corps », « les morts nous parlent ». Dans A la trace (2018), autre pièce de Badea sur un secret de famille, une audio-psycho-phonologue révélait à Clara, l’héroïne, que quelque chose s’était rompu avec sa mère. Comment le savait-elle ? Par l’examen de son oreille interne. Pourquoi pas, après tout, la fiction a tous les droits – même si certains ressorts prêtent parfois à sourire.

Le constat final est sombre : « Les tribus ne se mélangeront pas. Il faut beaucoup de courage pour transgresser ces lois. On n’a pas pu le faire. L’extérieur nous a détruit. » On est reconnaissant à Badea de ne pas sombrer dans la déploration victimaire, et d’accueillir les mauvaises pensées de ses personnages. Celles d’Irène, par exemple, qui dit (après que son mari a disparu) : « J’ai le droit de sentir ce que je ressens, j’ai honte de porter un enfant arabe dans mon ventre. » Et puis : « Je voudrais pouvoir parler sans que ça soit tout le temps vu comme la parole de l’oppresseur ».

L’écueil de la pièce à thèse est ainsi évité presque jusqu’au bout, jusqu’au happy ending et la dernière phrase de Nora : « Tout à coup, ça fait sens » (on ne révèlera pas pourquoi), suivie d’une embrassade avec son psy. Aïe.

Les deux comédiennes surclassent les comédiens, dont la diction est souvent hasardeuse. Madalina Constantin (Irène) est remarquable, en particulier dans une scène hors-dialogue, où, au pied d’un cercueil (celui de Younès ?), sur fond de tambours et de youyous, torse nu, elle fait rouler sa tête roule et voler ses cheveux, comme dans un frénétique rituel de possession.

 

© Pascal Gély

 

Quais de scène, écrit par Alexandra Badea

Mise en scène par Alexandra Badea

Lumières : Sébastien Lemarchand, assisté de Marco Benigno

Avec Amine Adjina, Madalina Constantin, Kader Lassina Touré, Sophie

Verbeeck, Alexandra Badea

 

Voix : Corentin Koskas et Patrick Azam

Scénographie : Velica Panduru

Création sonore : Rémi Billardon

Assistanat à la mise en scène : Hannaë Grouard-Boullé

Dramaturgie : Charlotte Farcet

Collaboration artistique : Amélie Vignals

Construction du décor : Ioan Moldovan / Ateliers Tukuma Works

Direction de production : Emmanuel Magis (Mascaret production)

 

 

Le spectacle a été conçu le 5 juillet 2019 au Festival d’Avignon et recréé en novembre 2021 à la Maison de la culture de Bourges.

 

Du 12 janvier au 6 février 2022

Représentations les jeudis à 20 h 30

Durée : 1 h 40

 

Les samedis à 14 h 30 et dimanches à 12 h, la trilogie Points de non-retour (Thiaroye, Quais de Seine, Diagonale du vide) est présentée en version intégrale. Durée : 7 heures, avec 2 entractes

 

Théâtre de la Colline

15 Rue Malte-Brun 75020 Paris

Réservations : 01 44 62 52 52 

https://www.colline.fr/

 

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