ƒƒƒ article de Denis Sanglard
Où l’on retrouve le petit monde d’Ascanio Celestini − fils spirituel et en ligne directe de Dario Fo et de Franca Rame − celui de ces invisibles, les petits, les obscurs et sans grade pour qui il imagine un destin et révèle leur dignité et leur humilité. Pueblo, c’est le narrateur, celui qui sans doute dans Laïka, joué en ce même lieu en 2018, n’avait pas de nom, fin observateur de ces vies minuscules, silhouettes entrevues aujourd’hui de sa fenêtre, de son studio en périphérie de la ville. Il y a là la caissière du supermarché, qu’on appellera Eléonore, qu’il imagine reine en sa demeure derrière sa caisse, pour qui chaque client est un sujet, chaque achat un présent. Dominique aussi, la clocharde qui ne demande rien, range les caddies du supermarché en échange de quelques produits périmés. Et qui loge là, dans cette maison de plastique, sur ce parking devenu son seul univers. Saïd l’africain, le sans papier, manutentionnaire dans cet entrepôt que hantent les fantômes de ceux, naufragés, qui n’atteignirent jamais les côtes. Et entre ces deux-là, Dominique et Saïd, ces deux solitudes, Pueblo invente une histoire d’amour. Pas glorieuse, non, faite de coup parfois, mais il est si bon de se sentir aimé. Il y a la vieille et sa fille, et la soupe lyophilisée du soir. Il y a la tenancière qui surveille ses machines à sous. Le gitan de 8 ans qui fume. Et le père de la caissière, mort déjà, fantôme consolatoire que l’on range dans sa poche pour plus de discrétion. Ils nous sont depuis Laïka devenu familiers, ces anti-héros du quotidien. Ascanio Celestini écrit la légende de ces déclassés qui n’ont pour les politiques aucun intérêt, laissés-pour-compte que parfois le fait-divers seulement met au jour, à nu. Portrait d’une immense tendresse, terrible aussi, de ceux que le capitalisme broie en toute conscience et sans scrupule. C’est un verbe poétique en diable, abrasif, juste, si juste, tant juste qu’il fait mal, dont s’empare avec volubilité, grande vélocité David Murgia. C’est toujours ce même verbe ciselé avec soin, tranchant et redoutable. Des portraits comme de fines enluminures, délicats et d’une vérité âpre qui vous bouscule sans ambages. Du théâtre-récit où la parole coule comme un fleuve, à gros bouillon, vous charriant sans ménagement, vous embarquant fissa dans ces méandres et forts courants. Et David Murgia l’incarne formidablement, magistralement ce haut verbe. Intarissable, fiévreux, il est la voix de tous ces démunis qui, par la grâce de son engagement absolu, occupent bientôt le plateau de leurs vies embellies et chaotiques, mis en lumière par l’imaginative emballée de Pueblo. Ils sont là, oui, par cette parole donnée comme une promesse, jamais reprise, tangibles et fragiles, d’une profonde humanité. Et pour accompagner ce narrateur, tout aussi marginal sans doute que ceux qu’il dépeint avec tant de faconde, on retrouve Pierre (Philippe Orivel), le confident, le colocataire mutique, celui à qui tout ça s’adresse et qui ponctue de quelques airs d’accordéon cette épopée des invisibles, nouveaux pauvres défaits… Le théâtre d’Ascanio Celestini reste avec bonheur ce regard aigu et sans concession sur le monde, un théâtre profondément engagé, civique et politique. On ressort de là encore une fois tourneboulé, vrillé, la conscience indubitablement barbouillée par notre aveuglement décillé.
Pueblo texte et mise en scène de Ascanio Celestini
Avec David Murgia
Musique en directe : Philippe Orivel
Voix off : Diego Murgia
Traduction et adaptation : Patrick Bebi et David Murgia
Création musicale : Gianluca Casadei
Régie : Philippe Kariger
Du 11 au 23 octobre 2022
A 20 h 30
Théâtre du Rond-Point
2bis avenue Franklin D. Roosevelt
75008 Paris
Réservations : 01 44 95 98 21
Tournée :
15 novembre 2022 : Maison de la culture de Tournai (Bel)
6-17 décembre 2022 : Théâtre des Célestins, Lyon
21 avril 2023 : Théâtre Sorano, Toulouse
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