À l'affiche, Critiques // Professor Bernhardi d’Arthur Schnitzler, mise en scène Thomas Ostermeier, T.N.B.

Professor Bernhardi d’Arthur Schnitzler, mise en scène Thomas Ostermeier, T.N.B.

Jan 12, 2017 | Commentaires fermés sur Professor Bernhardi d’Arthur Schnitzler, mise en scène Thomas Ostermeier, T.N.B.

ƒƒƒ Article de Corinne François-Denève

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©DR

Sur un lit de la clinique Elisabethinum, une patiente se meurt. Un avortement clandestin, vite fait, mal fait, une septicémie foudroyante, ce sont des choses qui arrivent souvent, vous savez, ces temps-ci. Une dernière piqûre lui donne toutefois un regain d’énergie vitale. Elle se croit sauvée, attend que son amour vienne la chercher. Mais l’interne zélé et l’infirmière désespérément compétente ont déjà appelé le prêtre. Il est là. Le professeur Bernhardi, chef du service et directeur de la clinique, en est persuadé : l’apparition du prêtre dans la chambre signera l’arrêt de mort de la jeune femme. Ne peut-on pas la laisser mourir sans qu’elle s’en doute même ? Sans les secours de la religion, certes, mais heureuse ? Elle meurt, avertie de la présence du prêtre, ni heureuse ni pardonnée. Le professeur Bernhardi a-t-il agi en rationaliste ? En humaniste ? Ou alors, a-t-il agi ainsi parce qu’il est… juif ?

Interrogé en décembre après l’attentat de Berlin, Thomas Ostermeier avait réaffirmé l’idée que les intellectuels devaient continuer à travailler, et évoqué la pièce qu’il était en train de présenter à la Schaubühne, Professor Bernhardi, drame en cinq actes de Schnitzler quasiment inconnu en France. Cette « version autrichienne de L’Affaire Dreyfus » pour certains (voir les travaux de Karl Zieger), représentée une première fois à Berlin, au Kleines Theater, en 1912, et non à Vienne, pour éviter la censure de la « k.u.k. Monarchie », fut cependant immédiatement interdite, puis présentée dans la capitale autrichienne en 1918, après la chute des Habsbourg, pour y obtenir un accueil triomphal. En France en revanche, en dépit d’une traduction éditée chez Actes Sud, peu de choses dans les radars, à l’exception de cette création allemande à Rennes.

On comprend ce qu’Ostermeier a pu trouver de terriblement opportun à cette pièce de Schnitzler, drame « sans action et sans femmes » selon le critique Joachim Kaiser (Ostermeier a d’ailleurs ajouté des rôles de femmes, ceux des docteurs Adler et Wenger), mais pièce qui brasse les thèmes de l’antisémitisme, de la xénophobie, de l’intolérance, du blasphème, de la liberté d’expression. On ajoutera que Professor Bernhardi fait intervenir, à côté des médecins, des politiciens et des journalistes. Schnitzler, médecin lui-même, et qui avait occupé, comme Oskar Bernhardi dans la pièce, un poste d’assistant auprès de son père directeur de clinique, parle donc aussi des petites compromissions nécessaires, de la veulerie ordinaire, de la médiocrité quotidienne – on soulignera aussi que Schnitzler était juif, et ami de Freud. C’est donc une pièce éminemment politique qu’il livre là, peu optimiste sur les mérites de la démocratie, la pureté des intentions, l’existence de l’idéal.

Les mains sales
A l’opposé d’un Dominique Pitoiset, qui a exhumé Brecht pour en faire un spectacle plein de bruit, de fureur, et d’ambivalence, c’est sotto voce que Thomas Ostermeier conte l’irrésistible déchéance de Bernhardi. La pièce de Schnitzler est un drame feutré, habilement rhétorique. Aux poings, Bernhardi, toujours droit dans ses bottes, préfère l’argumentation, sourire au coin des lèvres. Tout juste, face à la pourriture du monde, ou à la sienne propre, consent-il à employer des mesures prophylactiques éprouvées : se laver les mains quand la corruption s’est approchée de trop près. Ostermeier, en retour, offre à la finesse du texte de Schnitzler un écrin bel et blanc, sobre et aseptisé. Pour les transitions, une musique douce et déchirante, et des vidéos projetées en fond de scène qui opposent et juxtaposent d’autres vues sur la scène en cours. Ces extraits filmés sont beaux. Ils s’attardent sur le pli d’une bouche, un regard qui erre, proposent un surplomb, un recul, qui permettent de sortir de la frontalité de la scène, et évidemment posent, subtilement, la question du point de vue.

Bernhardi aime voir clair en lui, préfère les mots bien choisis, abhorre les mensonges. Son mot fétiche est « anständig » (« correct »). Face à lui, Flint est un sophiste suant et maladroit, dont les arguments pourraient faire sourire. Bernhardi est persuadé d’avoir agi avec justice. Flint n’a pas été juste, mais la suite des évènements semble lui donner raison. Qui a bien agi, de ce Solon qui doute, ou de ce Machiavel au gros petit pied ? L’enfer est pavé de bonnes intentions, les bonnes intentions ne font pas les actes justes.

La troupe impeccable de la Schaubühne chorégraphie sans ostentation la délicate partition de Schnitzler. Jörg Hartmann est un Bernhardi subtil et séduisant. Tout le sel de sa performance vient aussi du fait qu’à la télé allemande, il excelle dans les rôles de psychopathes des séries policières. Sebastian Schwarz et Hans-Jochen Wagner s’acquittent à merveille de leurs rôles difficiles. On aime haïr Moritz Gottwald en Hochroitzpointner (c’est difficile à dire même en allemand, rassurons-nous). Sur le mur blanc du fond de scène, qui recueille de spartiates indications scéniques, il est aussi loisible au spectateur d’inscrire ses propres obsessions. Peu importe que les subtilités de la distribution des personnages dans la société viennoise se dissolvent pour le public français. Peu importe que s’efface pour certains le plaisir pris au nom des personnages (« Adler » pour cette femme redoutable ou « Tugendvetter » pour celui qui veut la concorde). C’est en allemand, langue de Goethe, que se joue ce drame de la montée de l’intolérance. Doit-on, quand on est un homme politique, affirmer sa foi chrétienne ou la garder pour soi ? Doit-on, quand on est un homme de science, refuser le secours d’un homme de foi, même pour les autres ? Un homme politique agit-il pour le bien de la communauté, ou pour faire carrière ? Et finalement, de qui est-on le juif ? Ou l’arabe ? Bref, le bouc-émissaire idéal ?

Débat d’idées intelligemment théâtralisé, drame sans conclusion, pièce sans parti-pris tranché, à la fin ouverte, offerte au public, ce Professor Bernhardi est sans conteste une échappée belle, une trouée d’intelligence pour temps de troubles, qui suppose encore, rare cadeau, un public intelligent.

 

Professor Bernhardi d’Arthur Schnitzler
mise en scène Thomas Ostermeier
dramaturgie :  Florian Borchmeyer
costumes : Nina Wetzel
scénographie : Jan Pappelbaum
Production Schaubühne am Lehniner Platz/Berlin

avec, Dr. Bernhardi : Jörg Hartmann, Dr. Ebenwald : Sebastian Schwarz, Dr. Cyprian : Thomas Bading, Dr. Pflugfelder : Robert Beyer, Dr. Filitz : Konrad Singer, Dr. Tugendvetter : Johannes Flaschberger, Dr. Löwenstein : Lukas Turtur, Dr. Schreimann/Kulka, un jounaliste : David Ruland, Dr. Adler: Eva Meckbach, Dr. Oskar Bernhardi : Damir Avdic, Dr. Wenger/infirmière : Veronika Bachfischer, Hochroitzpointner : Moritz Gottwald, Professor Dr. Flint : Hans-Jochen Wagner, Secrétaire d’État Dr. Winkler : Christoph Gawenda, Franz Reder, Curé : Laurenz Laufenberg

Durée : 2 h 45
Du 5 au 7 janvier 2017

en allemand surtitré en français

Théâtre national de Bretagne Rennes
Direction Arthur Nauzyciel
1 rue Saint-Hélier,
CS 54007-35040 Rennes Cedex

A la Schaubühne de Berlin :
le 4, 5, 6 et 24 février, à 19 h 30 (avec des sous-titres français)
les 25 février à 19 h 30 et 26 février à 16 h (avec des sous-titres anglais)
https://www.schaubuehne.de

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