À l'affiche, Critiques // « Primo Levi et Ferdinando Camon » d’après Ferdinand Camon, mise en scène de Dominique Lurcel au théâtre Essaïon

« Primo Levi et Ferdinando Camon » d’après Ferdinand Camon, mise en scène de Dominique Lurcel au théâtre Essaïon

Mar 11, 2015 | Commentaires fermés sur « Primo Levi et Ferdinando Camon » d’après Ferdinand Camon, mise en scène de Dominique Lurcel au théâtre Essaïon

ƒƒ article d’Anna Grahm

grd_589Sur le plateau nu, le bruit de la mer et une lumière chaude. Portés par les vagues, la rencontre de deux hommes, l’un chrétien, Ferdinando Camon et l’autre juif, Primo Levi. L’un porte un costume noir, l’autre un pull long et un pantalon couleur sable. Deux hommes qui ont cherché ensemble à comprendre l’innommable. Leurs conversations ont toutes eu lieu à Turin entre 1982 et 1986, soit un an avant la mort de Primo Levi. Suicide ou accident ? Nul ne le sait mais chacun peut suivre et prolonger avec eux bien d’autres questionnements. Car leurs entretiens abordent les rives du mal, de l’horreur absolue, de ‘ce que l’homme peut infliger à l’homme’, de la dérive d’un peuple ou pourquoi les allemands ont nourris cette haine envers les juifs.

Avec une petite voix chantante, Primo Levi raconte, sans jamais juger ce qu’il a traversé. Son père, son éducation, son arrestation, Auschwitz, son retour, son métier de chimiste, son besoin de témoigner. « il a mis des mois à détacher son regard du sol » et il fait encore souvent ce rêve, il a souvent cette sensation qu’une menace rode, que le ventre du monstre est toujours fécond, que tout ce qu’il vit désormais n’est pas vrai, qu’il est toujours au camp.

Aux questions qu’on lui pose, qu’on lui a mille fois posées, il répond calmement, sobrement, sans jamais s’emporter, ni s’offusquer. Il se contente de dire ce qu’il a, maintes et maintes fois, expliqué, dans ses livres, aux élèves dans les écoles, à tous ceux qui voulaient bien se demander. Inlassablement, il revient là où on lui demande d’aller, inlassablement il témoigne de tout ce qu’il a vécu. Il avait 23 ans quand Hitler décida de la solution finale. Et non avant la guerre, il n’a pas eu de pressentiment. Il pense l’acceptation d’Hitler comme un consentement collectif, suspend sans arrêt son jugement et se méfie de toute condamnation globale mais affirme que le diable est fondamental dans la formation des « héros ».

A celui qui est revenu de l’enfer, on voudrait arracher « comment on en est arrivé là », on pose des questions religieuses, celle de la présence de D., de la faute à expier d’être né juif, de celle des ‘mal baptisés ‘, de la conquête des esprits par la propagande. Mais Primo Levi une fois encore se borne à observer ce qui s’est passé : on se taisait, on avait peur, et à propos des camps, on ne voulait pas savoir. Puis il tend sur son accusation de la lâcheté, un sourire indéfinissable, une certaine lassitude. Et avec une douce ironie, il espère que la Shoah agira comme une vaccination au moins pendant une dizaine d’années !

Est-il dépressif ? Le sourcil levé il s’en étonne. Lui ? Se sent-il plus juif aujourd’hui ? Il rappelle simplement qu’on a cousu l’étoile pas seulement sur ses vêtements.

Avec une intelligence hors du commun, il affronte la complexité, modère, corrige, analyse, et fait refluer un nombre incalculable de souvenirs du lager. Les ordres hurlés, le sentiment d’avoir affaire à la folie, la perte de la dignité, l’absence de solidarité, l’impossible survie.

Pour incarner la puissance de cette pensée en perpétuel mouvement, le metteur en scène a choisi le dénuement. Le jeu subtil de Gérard Cherqui tout en retenue pour Primo Levi et celui d’Éric Cénat pour l’austérité du journaliste Ferdinando Camon, qui pousse parfois jusqu’au malaise, l’envie de savoir. Un spectacle sur la transmission, court et exigeant mais qui donne à réfléchir sur notre présent, et qui pousse à découvrir ou redécouvrir l’œuvre immense que nous a laissé Primo Levi.

Primo Levi et Ferdinando Camon 
d’après conversations avec Primo Levi de Ferdinand Camon
adaptation Éric Cénat, Gérard Cherquiet, Dominique Lurcel
mise en scène de Dominique Lurcel
avec Éric Cénat, Gérard Cherqui
 
Du 2 mars au 26 mai 2015
Les lundis et mardis à 19h30

Théâtre Essaïon
6 rue Pierre au Lard – 7504 Paris
M° Hôtel de ville
Réservations 01 42 78 46 42
www.essaion.com

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