© Giovanni Cittadini Cesi
ƒƒƒ article de Denis Sanglard
Il n’y a pas de raton laveur dans ce formidable et émouvant, oui émouvant, spectacle musical dédié à l’œuvre de Prévert. Pas de raton laveur, pas de cancre, pas d’escargot en deuil crêpés de noir autour des cornes, mais une humanité en souffrance, des amoureux déchirés, des vies banales élevées au rang de tragédie, de comédies, de chefs-d’œuvre, quelques plumes. Et Dieu en gros lapin. Ici les larmes se disputent au rire. C’est bouleversant, c’est drôlatique, et d’une grâce infinie et absolue. Yolande Moreau, ex sociétaire des Deschiens, et Christian Olivier, des Têtes Raides, chantent, jouent sans plus de façon, – mais quelle leçon !- avec une grande délicatesse, sur la pointe du cœur, avec toute leur âme, ces poèmes choisis avec grand soin. Prévert surréaliste, anarchiste, antimilitariste, et surtout humaniste. Ce Prévert du groupe Octobre qui du quotidien et avec les mots de tous les jours, une langue populaire, habilement tricotés, subtilement détricotés, dénonce l’injustice, la guerre, les affaires, le diable et le bon dieu. D’entendre de nouveau ces vers, audacieusement libres parfois, ces jeux de mots singuliers et calembours particuliers, ces faux proverbes et vrais sentences, ces histoires et chansons de rien du tout qui dérapent vers des chemins de traverses inattendus, cocasses, nous bouleversent, nous renversent, tant Prévert sur ses contemporains avaient un regard lucide et acéré qui du particulier donnait une portée générale, universelle. Prévert sera toujours notre contemporain. Il faut redécouvrir aujourd’hui ce frère Jacques, oublier le temps des récitations péniblement parfois ânonnées de notre enfance qui occultaient cette part humaniste et libertaire, reconnaître sa modernité fébrile et blessée. Loin de « La stupidité sans borne » dénoncée par Houellebecq à son encontre et à qui sans doute (à Houellebecq précisons) manquera-t-il toujours la compassion envers ses prochains et la littérature. Il faut les entendre ces deux-là s’emparer avec bonheur et délicatesse de cette poésie engagée, ancrée fortement dans le quotidien avec ce poids d’humanité, de liberté, de fronde, et dénoncer la bêtise des grands et des puissants, les ravages de la guerre, pointer d’une poignée de vers tranchants la misère, montrer les écorchures à vif des petits et des obscurs. Fêter les enfants, assassins innocents, et accuser la violence des adultes. Rendre hommage aux émigrés, « Etranges étrangers » victime du racisme ordinaire et des préjugés. Yolande Moreau, avec cette façon unique de dire, au-delà de son accent qu’elle reprend et dont elle joue avec malice parfois, est sans nul doute la petite-fille de Marianne Oswald, son héritière. Christian Olivier n’est pas en reste, chanteur réaliste, dans la ligné de Montéhus et autres chanteurs engagés. Oui, il faut les entendre ces deux-là chanter « Les feuilles mortes » à vous en donner des frissons, à ravaler nos larmes pour ne pas céder à l’émotion qui vous prend. Rire de cette adaptation toute personnelle et loufoque de Yolande Moreau d’emparant de « Je suis comme je suis », et s’effrayer de « L’ordre nouveau » chanté par Christian Olivier, la bête immonde n’étant plus très loin de se réveiller. Plus qu’un spectacle musical c’est un portrait de Jacques Prévert débarrassé des clichés qui trop souvent on fait de lui un poète pour écoliers. Un portrait d’un homme écorché et libre. Un voyant, pour reprendre Rimbaud. « Je peins malgré moi les choses cachées derrière les choses ! Un nageur, pour moi, c’est déjà un noyé. » écrivait Prévert scénariste dans Quai des brumes. Peut-être est-ce là la clef de cette poésie, aussi terrible que drôle, que Yolande Moreau et Christian Olivier ont débusquée et qui ouvre sur la compréhension et la consolation de notre quotidien, de notre humanité terriblement désenchanté, si absurde derrière le rire.
© Giovanni Cittadini Cesi
Prévert, spectacle musical avec Yolande Moreau et Christian Olivier
Guitare Serge Begout
Clavier, cuivres, scie musicale, bruitages Pierre Payan
Accordéons, cuivres et percussions Scott Taylor
Du 15 janvier au 10 février 2019, 18h30
Dimanche 18h30, relâche les lundis et le 20 janvier 2019
Théâtre du Rond-Point
2bis avenue Franklin D. Roosevelt
75008 Paris
Réservations 01 44 95 98 21
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