© Hélène Bamberger-Opale
ƒƒƒ article de Denis Sanglard
Premier amour est une fine esquisse d’un avenir, celui des personnages, de l’univers de Beckett. Déjà dans ce récit perce délicatement cette métaphysique de l’absurde et l’humanité rongée et piteuse de ces clochards célestes que seront Vladimir, Estragon, Krapp et consorts. S’il n’est pas empêché, contraint comme seront ses autres personnages, on songe à Winnie enclose en son mamelon, le banc et la chambre évoqués dans Premier amour et qu’il ne quitte pas ou peu, avant de s’enfuir comme Buster Keaton dans Film, enferment notre récitant dans une réclusion volontaire. Récit d’un amour, souvenir de mort. Dans Samuel Beckett les deux sont corollaires. « Elles accouchent à cheval sur une tombe, le jour brille un instant, puis c’est la nuit à nouveau. » est-il clamé dans En attendant Godot. Ici l’évocation d’un amour ne va pas étroitement sans l’évocation de la mort du père qui signa son déclassement. Ainsi commence ce monologue. Récit d’une liaison entre une prostituée, Ana/Lulu, et cet homme aux souvenirs fragiles et incertains. Cet homme c’est Sami Frey qui endosse de nouveau ce personnage. Il n’y a rien de trop dans cette création. Tout est dégraissé. Deux bancs adossés au rideau de fer de la scène, une porte close, une lanterne rouge qui clignote, une sonnerie qui interrompt et appelle, provoque de rares déplacements d’un banc à l’autre. Beckettien en diable. Et cet homme qui semble attendre fébrilement. Quoi ? On ne saura jamais. Le voilà qui en confidence déroule sa vie. Sami Frey ose le rien, le vide, se garde de tout effet. Toujours juste et précis dans ce récit déroulé, cette écriture lumineuse, concise, qu’il semble modestement effleurer. Mais chaque mot est pesé, chaque phrase éclate de vérité, chaque rupture et silence ouvrent vers l’inconnu. C’est un nuancier d’émotion d’une délicatesse infinie. D’une voix égale qui parfois se meurt dans le souvenir et la rumination. Le récit semble s’inventer sous nos yeux, les souvenirs émerger au fil de ce conte. Soliloque que menace volontairement l’ennui mais le charisme, la présence et le mystère de Sami Frey acculé à l’avant-scène aimante littéralement la salle attentive. Faire corps avec l’écriture, sans la dénaturer, s’effacer pour la sublimer, voilà ce que réussit magistralement Sami Frey. D’une vie minuscule révéler le tragique de l’existence, son absurdité dans un dépouillement, qui n’est pas austérité, vous bouleverse sans que vous y preniez garde. Soudain l’émotion est là qui s’impose à vous.
Premier amour de Samuel Beckett
Mise en scène et interprétation Sami Frey
Lumières Franck Thévenon
Du 29 janvier au 3 mars 2019
A 19h du mardi au samedi
A 11h le dimanche
Théâtre de L’Atelier
1 place Charles Dullin
75018 Paris
Réservations 01 46 06 49 24
www.theatre-atelier.com
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