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Place, écrit et mis en scène par Tamara Al Saadi au CENTQUATRE-PARIS

Nov 25, 2019 | Commentaires fermés sur Place, écrit et mis en scène par Tamara Al Saadi au CENTQUATRE-PARIS

 

© Baptiste Muzard

 

 

ƒƒƒ article de Nicolas Thevenot

Un sol laqué noir, intense, dont la brillance assourdie épouse la dureté. Quelques chaises, coques blanches sur tubes noires, formant constellation. On est saisi par l’économie rigoureuse et vigoureuse que recouvre cet espace minimaliste, lieu intime d’une écriture, celle en l’occurrence de Tamara Al Saadi, qui signe la mise en scène de son propre texte, Place, lauréat du Prix du Jury et Prix des Lycéens du Festival Impatience 2018.

Place est le récit d’une jeune fille, Jasmine, immigrée en France lors de la première guerre du Golfe, déchirée entre la jeune Irakienne qu’elle était en arrivant et la jeune Française qu’elle est devenue. Malgré tout, par tous, assignée à une identité qui ne coïncide plus avec la jeune femme qu’elle est aujourd’hui.

Ne cédant à aucun sentimentalisme, aucun larmoiement, Tamara Al Saadi écrit d’une pointe sèche et met en scène avec un souci d’exactitude, de justesse, taillant scène et mots pour obtenir cette brillance et dureté de diamant noir.

Place choisit résolument le parti du théâtre. C’est important de le souligner. À l’heure de la prolifération des micros HF et d’une esthétique de jeu aspirée par un naturalisme vu au cinéma, à l’heure d’une mutation de l’acteur de plus en plus digitalisé sur les scènes de théâtre elles-mêmes transformées en écran de cinéma, il est remarquable de voir s’affirmer un tel geste, encore plus pour un projet dans la veine du documentaire et de l’autobiographique. Tamara Al Saadi et ses comédiens s’emparent des moyens du théâtre dans ce qu’il a de plus essentiel. Ils profèrent le texte, dans une justesse faite d’excès passant outre ce naturalisme envahissant pour atteindre l’endroit précis et précieux de son écriture. Ce théâtre se débarrasse aussi très vite de tout psychologisme, et s’il y fait référence explicitement au tout début c’est comme pour en libérer une fois pour toute le spectateur : qu’avons-nous à faire d’explications théoriques, semble-t-il nous suggérer, quand il est possible de mettre en jeu sur scène les conflits qui déchirent un être ! Cette expérimentation par l’écriture et par le plateau va ainsi dédoubler le personnage de Jasmine en deux comédiennes incarnant l’une son moi irakien, l’autre son moi français, permettant de mettre en scène et en corps ce déchirement, non sans humour, et surtout avec une pertinence puissamment agissante au plateau.

Ce choix du théâtre dans sa forme la plus pure, celle de la représentation, travaille l’enjeu profond de Place : questionner les représentations qui nous enferment, oblitèrent le regard des uns sur les autres. Celles, identitaires, que la société assigne à toute personne étrangère, ou plus exactement écrit : à toute personne soupçonnée d’extranéité. Et celles que nous adoptons nous-mêmes, matériaux hétéroclites que l’enfance et la vie nous offrent dans la formation de l’âge, ces avatars que nous envions ou envisageons symboliquement comme des prolongements de soi — qu’il s’agisse de Dragon Ball, Rambo, un père, une mère, une sœur et de bien d’autres encore. Nous sommes faits de références. Que nous choisissons ou que nous subissons : reliées à une histoire, à un groupe, à une terre.

Sur ce sol noir, à la dureté de diamant, la famille déracinée de Jasmine n’en finit pas de se vider d’un sable jaillissant des poches de l’un, fuyant de la manche d’un autre, maculant le temps présent, traçant le chemin perdu jusqu’à la terre abandonnée, là-bas à Bagdad, dans un jardin où des arbres ont pris racine. Mais quand ce sable s’abat des plafonds ou s’échappe d’une bouche secouée par une violente toux, comment ne pas y voir la poussière des gravats quand les bombes s’abattent sur Bagdad. Dans l’économie de moyens mis en jeu, cette matière polysémique — le sable invoquant aussi l’écoulement du temps — embrasse avec une poésie efficace et peu commune l’histoire de ces vies. Comme aucun mot ne saurait le faire.

Ce pays lointain, dont il ne reste que des grains de sable, c’est aussi cette mère bouleversante dont la souffrance s’est installée comme un nouveau territoire, lui imposant de jouer ce rôle tragique où l’on sent poindre la comédienne (ce qui la rend encore plus touchante), d’endosser cette identité de substitution, celle d’une épouse et mère abandonnée sous le regard d’enfants qui lui deviennent étrangers.

Et c’est enfin la figure de ce père pétrifié, mutique, soudainement accablé par la toux, les yeux fixés vers un horizon qui est un passé, présence fantôme qui creuse son sillon dans notre regard et nous relie à cet ailleurs passé. Quand enfin il prendra la parole, partageant avec sa fille et avec nous un souvenir de son enfance, quelque chose d’infiniment doux se mettra à briller comme une promesse. Le desserrement d’une étreinte.

On avouera avoir rarement vu aussi beau portrait d’un père et d’une mère.

 

 

Place, texte et mise en scène Tamara Al Saadi

Avec Mayya Sanbar, Marie Tirmont, Yasmine Nadifi, Françoise Thuriès, Ismaël Tifouche, David Chausse, Roland Timsit

Collaboration artistique Justine Bachelet et Kristina Chaumont

Scénographie Alix Boillot

Chorégraphie Sonia Al Khadir

Lumière Nicolas Marie

Musique Fabio Meschini

Costumes Pétronille Salomé

 

Durée 1 h 35

Du 23 au 28 novembre 2019 à 20 h sauf dimanche 17 h

 

 

CENTQUATRE-PARIS

5 rue Curial

75019 Paris

 

www.104.fr

Téléphone 01 53 35 50 00

 

 

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