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Phèdre, de Racine, mise en scène de Brigitte Jaques-Wajeman, Théâtre de la Ville – Espace Cardin, Paris

Juin 09, 2022 | Commentaires fermés sur Phèdre, de Racine, mise en scène de Brigitte Jaques-Wajeman, Théâtre de la Ville – Espace Cardin, Paris

 

© Cosimo Mirco Magliocca

 

ƒƒƒ article de JB Corteggiani

On l’attend au tournant, Phèdre, à l’entrée de la scène 3 de l’acte I, son entrée : « Je ne me soutiens plus, ma force m’abandonne ». Il nous la faut dolente, égarée, honteuse, éplorée. C’est aussi facile à jouer que, disons, le rôle de Mabel (Gena Rowlands) dans Une femme sous influence, le film de John Cassavetes. Raphaèle Bouchard est bien cette Phèdre. Elle se lamente, se tord et se ravage entre un cyclo en dur qui bombe et monte vers cour, et un monolithe derrière quoi se glisser, disparaître, revenir à vue – un monolithe très semblable à la pierre noire debout du début de 2001, Odyssée de l’espace. Rien d’autre. Brigitte Jaques-Wajeman aime les décors dépouillés, qu’elle monte Corneille (beaucoup) ou Racine (un peu). Pour Phèdre, ce parti-pris de nudité s’imposait encore davantage : place aux passions dans la langue. Les costumes n’ont pas plus de munificence : hommes en capote de surplus militaire, dans les gris-beiges, femmes en robe de satin (seule brillance). On est en 1677 ou en 2022, comment savoir ?

Dans la palette de registres et de couleurs qu’offrent les tragédies de Racine depuis Andromaque (poésie descriptive dans le goût baroque, élégie, flamboiements d’épopée, cruauté des passions), Brigitte Jacques-Wajeman a choisi : ce sera la cruauté, et la fureur. Retour aux Grecs. A « cette tristesse majestueuse qui fait tout le plaisir de la tragédie » (préface de Bérénice) fait place une tristesse convulsée.

Difficile d’oublier, dans sa mise en scène de Britannicus, en 2004, cet arbre rouge à tentacules, organique, écorché, qui montait du plancher jusqu’aux cintres – sorte de bête immonde qui semblait représenter ce que le texte de la pièce dérobait. Ici, Phèdre, de dos, défait le haut de sa robe, s’offre seins nus au regard d’Hippolyte crucifié d’horreur, s’approche, frôle sa braguette : « Au défaut de ton bras prête-moi ton épée » (la tragédie n’empêche pas des pointes d’humour). Pus tard, la voici assise, toujours de dos, robe relevée à mi-cuisse, qui fourrage entre ses jambes puis exhibe les mains sanglantes du sang de son sexe. Dans cette manière de gratter sous la langue galante (« fers », « flammes », « glaces », « cruelles », « tigres »…) et de fouiller profond, on reconnaît l’empreinte de François Regnault, compagnon de route de Brigitte Jaques-Wajeman depuis quatre décennies, dramaturge, traducteur et… professeur de psychanalyse.

La grande affaire d’une mise en scène de Racine, c’est bien sûr l’alexandrin : « une langue étrangère installée à l’intérieur de notre langue », dit la metteure en scène (en écho peut-être aux mots de Phèdre : « Songez que je vous parle une langue étrangère ») Est-il assez bien maltraité, donc vivant ? En gros, oui, notamment par Bertrand Pazos, qui compose un impressionnant Thésée rugissant, et par Pauline Bolcatto – elle a dans la voix quelque chose de rauque, et dans le maintien quelque chose de cambré, d’animal, qui donnent du corps à son Aricie. En revanche, on n’entend pas toujours le texte de Raphaël Naasz (Hippolyte) dès qu’il chute à mi-voix, et ce qu’il estropie le vers en avalant les « e » dits muets …

Voyez comme le spectateur écoutant Racine exige son clavecin tempéré, sa cadence habituée. Il est accro à « cet abominable métronome dont le battement de tournebroche couvre notre jeu » – Claudel à propos de l’alexandrin – et à « la voix de cette vieille maîtresse de piano qui ne cesse de hurler à notre oreille : Un, deux, trois, quatre, cinq, six ! » Il assiste, ce spectateur, à une sorte de cérémonie du patrimoine. On lui a répété que Phèdre était une pièce géniale, la plus géniale d’un auteur génial. Voici qu’il doute. Il y a sans doute de beaux vers : « Et la voile flottait aux vents abandonnée », « La fureur de mes feux, l’horreur de mes remords », et surtout, si on veut bien pardonner la cheville initiale : « Dieux ! que ne suis-je assise à l’ombre des forêts ? » Mais autour ? N’y a-t-il pas beaucoup de remplissage, comme dans certains poèmes de Baudelaire ?

Et puis, qui sont ces Pallantides voués à l’esclavage ? qui est ce monsieur Pasiphaé ? Il essaie, le spectateur de 2022, d’enjamber les siècles, de se mettre dans la tête d’un spectateur de 1677, familier de mythologie gréco-romaine, de Port-Royal et du moule cornélien. Il y échoue parfois et pique du nez, malgré l’excellence de la mise en scène, la fine intelligence du texte, l’engagement physique des comédiens, tous muscles dehors et tendons bandés.

A mesure que ses paupières tombent en casquette, il a de mauvaises pensées, des réminiscences : « Si la foule actuelle ne comprend plus Œdipe roi, j’oserais dire que c’est la faute à Œdipe roi et non à la foule. » (Artaud, Pour en finir avec les chefs d’œuvre). Il se souvient de ce récent spectacle musical qui faisait vraiment swinguer l’alexandrin, Trézène Mélodies (L’histoire de Phèdre en chansons), de Cécile Garcia Fogel.

Mais voici que Phèdre expire, ayant pris « Un poison que Médée apporta dans Athènes ». Une lumière d’or tombe des cintres, l’enveloppe, la torsade, l’apprête pour la mort. Cette image, il la gardera. Allons, c’était peut-être juste un coup de fatigue.

 

 

© Cosimo Mirco Magliocca

 

Phèdre, de Racine

Mise en scène de Brigitte Jaques-Wajeman

Avec : Pascal Bekkar, Pauline Bolcatto, Raphaèle Bouchard, Sophie Daull, Lucie Digout, Kenza Lagnaoui, Bertrand Pazos

et en alternance : Timotée Lepeltier, Raphaël Naasz

Collaboration artistique : François Regnault, Clément Camar-Mercier

Assistant à la mise en scène : Pascal Bekkar

Scénographie : Grégoire Faucheux

Musique et sons : Stéphanie Gibert

Costumes : Pascale Robin, assistée d’Angèle Levallois

 

 

Durée : 2 heures

Du 7 au 12 juin 2022 à 20 h (15 h le dimanche)

 

Théâtre de la Ville – Espace Cardin

1, avenue Gabriel 75 008 Paris

tél : 01 42 74 22 77

www.theatredelaville-paris.com

 

 

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