© Alain Richard
ƒƒƒ article de Denis Sanglard
Nus les corps, nue la mise en scène, nu le poème lyrique. Il fallait oser, Jean-Michel Rabeux et Claude Degliame l’ont fait. Mettre à nu l’écriture racinienne, l’acmé de la passion tragique, mettre à nu les corps. Phèdre (Brisures), non pas tant parce que le texte est resserré, concentré entre ces quatre-là qui se déchirent, mais parce qu’il s’agit bien de rupture, de chaos soudain qui rompt l’ordre, d’êtres brisés par une passion tragique, donc inéluctable dans son dénouement abrupt comme son dénuement brut. Pari complètement fou de ces deux-là, Jean-Michel Rabeux et Claude Degliame, mais non provocateur, non provocant, intelligent et audacieux, juste. Parce que ces corps nus exposés, crânes, non formatés, passé la stupeur, on ne les voit plus. Ce que l’on perçoit très vite c’est l’histoire de ces corps, métalangage, paroles et mémoire comme rhizomes souterrains, innervant le texte. Corps qui recomposent et décomposent le texte, ce qui est proféré. Ainsi le corps de Phèdre tendue par le désir avant son effondrement. Il y a quelque chose de profondément organique et de terriblement fragile parce que Phèdre, ce poème, c’est aussi une question de corps exposés devant le désir et l’interdit, avides et vidés bientôt de leur substance vitale. Désirés, rejetés, rompus. Et c’est cela qui est mis en scène, ces corps en souffrance, inassouvis. Comme sont mis en scène avec grande justesse la parole et le souffle tragique. De ce dépouillement radical et volontaire le texte de Racine, sans artefact, sans atours scéniques, apparaît lui aussi dans sa nudité brûlante et âpre qui le révèle, l’exhausse. La parole dévoile, acte où dément en vain ce que les corps révèlent d’indicible, d’inexprimable ou inexprimée, met à nu la pensée, l’âme à vif, écorchée de chacun. À corps rompus, vers brisés. Ainsi les deux sont-ils ici, et c’est merveille, indissolubles. Cela est d’autant plus sensible ici que le dispositif scénique, quadrifrontal, expose autant les acteurs que les spectateurs, dans un étrange corps-à-corps, une confrontation qui projette ces derniers sans recul sur le plateau, rendant des plus sensibles cette expérience immersive dans une tragédie dont ils deviennent les témoins impuissants, il n’y a rien qui ne puisse nous être occulté, ni veines qui palpitent, ni rougeur, ni sueur, ni poils, offrant de même aux acteurs une acuité, une fragilité, une force, une vérité qui exsude par tous les pores, dépouillée de tout artifice. Ces corps jetés crûment dans la bataille, dans cette arène, sculptés comme des antiques par les subtiles lumières de Jean-Claude Fonkenel, sont superbement obscènes en ce sens qu’il y a là une transgression volontaire et dénoncée par sa dramatisation même, leur mise en scène. Une représentation critique et transgressive ou l’intime bascule dans le public. Ce qui est obscène n’est pas dans la représentation du corps nu, la monstration, mais dans ce qu’il désigne comme réalité inavouée, inavouable, dénonçant un hors-champs, ob/scène justement, lui-même transgressif. Là est le dilemme, la tragédie de Phèdre trahie par son corps, cristallisant dans sa chair et par elle le discours amoureux et passionnel et la transgression de l’interdit, l’inceste. Ce qui est en jeu ici, mis en scène, est aussi ça, cette notion de regard porté sur l’objet. Qui du regard porté ou de l’objet est le plus obscène ? La réponse de Jean-Michel Rabeux et de Claude Degliame est imparable, implacable qui désamorcent cette question d’emblée, rejetant loin le corps utopique théorisé par Foucault, obligeant à regarder décillé la réalité d’un corps exposé sans artifice. La charge érotique et sensuelle de Phèdre, jusqu’à présent portée par la parole, force racinienne, Jean-Michel Rabeux et Claude Degliame le déportent avec bonheur sur le corps, mettant côte à côte et sur le même plan le texte et son objet, le corps troublé donc, jouant de la théâtralité la plus austère et de la parole poétique, mais sans rien occulter d’une vérité jusqu’à présent et rarement exposée, encore moins dans la tragédie classique française, la chair à vif et tremblante, vivante et nue de l’acteur.
© Alain Richard
Phèdre (Brisures) d’après Jean Racine
Temps nu avec texte [2]
Mise en scène Claude Degliame et Jean Michel Rabeux
Avec Claude Degliame, Nicolas martel, Sandrine Nicolas, Eram Sobhani
Éclairagiste / Directeur technique Jean Claude Fonkenel
Assistanat à la mise en scène Santiago Montequin
Régie Générale Denis Arlot
Festival Temps nu avec texte, 2ème édition
Du 4 au 12 juin 2021
Phèdre (Brisures) C. Degliame, Jean-Michel Rabeux / Racine
La voix perdue J. Flipo / Pascal Quignard
Le bourdon Vaslav de Folleterre Horace
C. THéodoly / H. Muller
La fin de Satan S. Auvray-Noroy / V. Hugo
Le LOKal
3 rue Gabriel Péri
93200 Saint-Denis
Renseignements et réservations relationspubliques@rabeux.fr
P+ 06 67 50 64 01
Le LOKal
Poussez la porte du 3 rue Gabriel Péri à Saint-Denis, juste à la Porte de Paris, ligne 13, et découvrez là un lieu utopique, rêvé par Jean-Michel Rabeux mais nécessité politique et sociale devant la précarité des artistes qui empêche toutes créations, tous regards sur le monde, tous contrefeux devant la violence qui se propage… Dans ce lieu au fond d’une cour, un ancien entrepôt métamorphosé pour l’heure en atelier expérimental, loin de toute contingence financière, d’habitus théâtraux formatés et frelatés. Ce qui s’invente là, souhait ardent de Jean-Michel Rabeux, c’est le théâtre de demain, formes émergentes, nouvelles, inconnues, pour les jeunes compagnies, les jeunes metteurs en scène (et ce n’est pas là une question d’âge) sans moyen, sans théâtre fixe à qui l’ont met à disposition ce lieu unique. Aucune obligation de résultat sinon bousculer les spectateurs dans leurs habitudes, créer une « communauté de regard ». Voir peut être s’envoler vers d’autres plateaux, d’autres spectateurs ce qui au LOKal a été tenté, « voire raté et raté mieux », work in progress, brouillon ou chef d’œuvre se voulant définitif.
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