Critiques // « Permafrost » de Manuel Antonio Pereira, mise en scène de Marie-Pierre Bésanger, à la Maison des métallos

« Permafrost » de Manuel Antonio Pereira, mise en scène de Marie-Pierre Bésanger, à la Maison des métallos

Oct 09, 2014 | Commentaires fermés sur « Permafrost » de Manuel Antonio Pereira, mise en scène de Marie-Pierre Bésanger, à la Maison des métallos

ƒƒArticle d’Anna Grahm

Crédit photo Le Bottom Théâtre

Crédit photo Le Bottom Théâtre

 

 « On leur a donné une conscience, comment font-ils pour supporter tout ça ? »

 

Une usine qui n’arrête pas de tourner dans une banlieue sans nom. Un espace nu, sans porte, sans mur où l’on passe sans s’arrêter. On vient ici en aveugle, imperméable à tout, presque gelé. Dans ce lieu sans oxygène, sans sourire, sans chaleur humaine, on devient sans voix, sans mot, sans horizon. Dans cet univers-là les vivants sont comme des choses, des pierres, des figurants.
Et puis il y a cette fille qui feuillette les pages de son histoire. Il y a cette fille, aux pieds nus avec juste sa pudeur. Et une longue table de formica vert avec des gens autour et des rideaux de plastique opaques pendus au-dessus de la poussière noire.
Il y a surtout cette fille au visage émacié qui n’en finit pas de plonger dans le regard de cendre d’un homme qui dérive. Autour d’elle, les gens en bleus de travail s’activent dans les coins, déplaçant sur la poussière noire des tuyaux, des grilles, des enjoliveurs.
Personne ne parle sauf la fille dans sa robe à fleurs et son manteau blanc, personne ne se parle à cause des bruits métalliques assourdissants, personne n’échange, sauf quand la fille passe de la narration au jeu, et que sa mère lui dit d’oublier cet homme-là qui est comme son père.
Mais la fille résiste en s’accrochant à cette toute petite étincelle qu’elle a au fond d’elle. Et même si autour la peur rôde et les suicidés se comptent, même si ce sentiment d’être mort persiste et qu’on risque de payer, d’y laisser sa peau, la fille est prête à mettre sa survie en jeu.
Car la fille sait tout ça, le travail répétitif, la violence des hommes au café, l’abrutissement. Elle sait bien ce qu’ils disent de lui. Son côté fermé, autiste, brutal. La fille voit au-delà des horaires de nuit qui rongent les traits, au-delà du ciel gris qui écrase les attentes, elle voit qu’ « il cherche de l’aide auprès des machines parce que les gens sont si décevants ». Elle connaît cette régularité atroce, les médicaments, l’isolement les uns des autres, elle connaît cette vie de labeur sans couleur.
Elle a appris pour la petite rockeuse qu’il rencontrait quand il revenait de la machine. « Je ne sais pas faire » grogne l’homme au médecin de l’usine « à chaque mouvement, un coup sur les dents ». Alors le médecin chargé de « comprendre » la vague de suicides, tâche d’être à l’écoute, tâche d’éviter un nouveau « drame personnel ». Il lui conseille de la quitter. Il faut bien que quelqu’un « explique » ce stress, ces difficultés, cette terreur d’aller au travail.
« On leur a donné une conscience, comment font-ils pour supporter tout ça ? ». Bourdieu disait un peu cela comme ça aussi. Ce goût de fer dans la bouche, cette souffrance inscrite dans les cœurs d’enfants, ces pelotes de veines douloureuses, comment dépasser tout cela.

Si on s’agace parfois de la présence un peu molle de l’acteur taiseux, on se laisse prendre comme lui par la main délicate qui dégrafe son chemisier, nous suspendons notre souffle avec eux quand ils s’envolent au-dessus de la fumée. Marie-Pierre Bésanger signe ici un spectacle poétique sur notre classe ouvrière qui fond sans savoir ce qu’elle deviendra. L’écriture de Manuel Antonio Pereira nous immerge parmi ceux qui foulent la poussière sous les néons. Il nous fait partager cette hésitation entre désir et désespoir et nous précipite sur cette frontière du réel et de la fiction, qui décidément est bien fragile.

 

Permafrost
Texte Manuel Antonio Pereira
Mise en scène Marie-Pierre Bésanger
Avec Marie-Pierre Bésanger, Agnès Guignard, Philippe Ponty, Romane Ponty-Bésanger, Laurent Rousseau, Stéphane Schoukroun

Du 7 octobre au 19 octobre 2014
Du mardi au vendredi à 20h le samedi à 19h le dimanche à 16h

Maison des Métallos
94, rue Jean-Pierre Timbaud – 75011 Paris
Métro Couronnes ou Parmentier
Réservation 01 47 00 25 20
www.maisondesmetallos.org

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