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Par les villages, de Peter Handke, mise en scène de Sébastien Kheroufi, au Centre Pompidou, Paris

Fév 26, 2024 | Commentaires fermés sur Par les villages, de Peter Handke, mise en scène de Sébastien Kheroufi, au Centre Pompidou, Paris

 

© Christophe Raynaud de Lage

 

ƒƒƒ article de Nicolas Thevenot

Sonorisant et diffusant dans l’immense hall l’un des agents de sécurité en charge du contrôle des visiteurs du Centre Pompidou, narrant cet inépuisable défilé où nous sommes invités à vider nos poches, déposer clefs, portable, sac ouvert dans le bac devant le dit agent, puis à passer par le portail de détecteur de métaux, Sébastien Kheroufi fait d’emblée montre d’une force analytique assez inhabituelle. Par ce dispositif sonore, c’est à la fois la mise en exergue des politiques de contrôle qui ont fini par envahir tout l’espace publique, mais c’est également, dans le cas précis du Centre Pompidou, la mise en lumière critique du cantonnement dans les institutions muséales des personnes racisées aux fonctions subalternes, sécurité et entretien, comme le pointe Françoise Vergès dans son dernier ouvrage Programme de désordre absolu. Ce dispositif était complété d’immenses affiches suspendues dans tout le hall, reprenant en dimensions XXL ces petites « photos portraits », que l’on qualifie d’identité, afin de contrôle par l’administration française. L’identité réduite à un faciès, ce dernier pris souvent comme un délit. Ce puissant prologue, introduisant bientôt la parole de Nova et Gregor, est un lever de rideau, comme l’indique la didascalie de la première séquence de Par les villages, pièce de Peter Handke, publiée en 1981. Sébastien Kheroufi fait cela, il lève le rideau comme on lèverait certains trompe-l’œil, certaines ambiguïtés confortables, quand jusque-là on n’aurait fait que détourner la tête, ou pire, travestir la réalité, la maquiller selon le discours de l’ordre dominant, digne héritier d’un État colonisateur.

Sébastien Kheroufi réactualise le texte de Peter Handke en le déterritorialisant, en le nourrissant d’autres attendus, d’autres généalogies, en lui ouvrant d’autres horizons. Si l’auteur autrichien écrit sa pièce dans une mise en tension entre campagne et ville, province et capitale, le metteur en scène projette le texte dans la lande des banlieues françaises, l’arrime à l’histoire des migrations qui les ont façonnées. C’est depuis cette relégation, c’est depuis ces visages « autres », pareils à un nouveau rivage, que le texte s’écrira, qu’ils s’écrieront, avec une vigueur retrouvée, dans une plainte actuelle et immémoriale. Ce choix dramaturgique affirme son coup de gueule politique et produit un renversement idéologique que l’on n’osait plus espérer : car déployer le texte de Handke dans ce cadre-là, dans une réalisation au Théâtre des Quartiers d’Ivry accompagnée d’un chœur d’habitants de la ville, c’est replacer au centre de l’échiquier, par un partage sensible, l’histoire de la banlieue sacrifiée, c’est défaire ces discours d’extrême droite qui ont gangrené une grande partie de l’opinion en rejetant et en occultant les difficultés de la banlieue au bénéfice d’une France de « petits blancs » s’affirmant délaissés par les pouvoirs publics. D’une certaine façon, Sébastien Kheroufi répond à Christophe Guilluy, l’auteur du très discutable essai La France périphérique. Mais Par les villages ne se limite pas à un acte politique sauf à envisager ce terme dans un sens beaucoup plus fondamental.

Il y aura l’apparition de cette foule nombreuse, anonyme, qui forme un ensemble, fait chœur, et pourtant apparaît dans sa pluralité, chacun portant son histoire. Femmes âgées, jeune femme, enfant, vieil homme, hommes de tout âge… J’ai ressenti dans leur présence sur le plateau du Centre Pompidou la même force symbolique que lorsque je vis pour la première fois au cinéma, dans un film de Pasolini, ce « bas-peuple » magnifié en figures hagiographiques. Leurs piédestaux sont peut-être des glacières improvisées en podium, mais il y a là de la dignité et de la vie en réserve pour faire exister des milliers d’autres plateaux de théâtre. On est ému de ces visages qui ne sont pas lisses et qui ne sauraient être réduits à aucun diagnostic. La justesse du choix du poème de Handke pour évoquer cette réalité est justement sa résistance affirmée à l’explication, à l’assignation des êtres à un destin cartographié, narré avant même qu’ils ne se mettent à exister. « Malheur à toi si tu oses décider qui nous sommes ! » ces mots définitifs sont jetés à la figure de tous ceux qui aiment tracer les limites de ceux qu’ils ne sauraient connaître. Par les villages est empli d’une colère, déborde d’une rage qui aurait enfin trouvé son juste contenant : les mots de Peter Handke. Ils portent une beauté insondable, déboutent les analystes sociologiques à la petite semaine. Ils forment leur poème comme on formerait une armée, à la fois innombrable, incernable, puissante et fuyante, résistante toujours. La force du poème de Handke est de se bâtir comme une terre inconnue, de mêler la glaise des mots existants au liant de l’inédit. Pour ces hommes et femmes qui ont été réduits en schémas, en scories statistiques, en objets d’études, Sébastien Kheroufi accomplit une réparation symbolique en leur offrant la protection et la bénédiction des mots du poète. Et les acteurs interprètent ce texte, en le portant haut et fort, comme autant de soulèvements de soi dans l’entrechoquement du monde.

 

© Christophe Raynaud de Lage

 

 

Par les villages, mise en scène de Sébastien Kheroufi

Texte : Peter Handke

Traduction de l’allemand : Georges-Arthur Goldschmidt

Assistanat à la mise en scène : Laure Marion

Avec : Amine Adjina, Anne Alvaro, Casey, Hayet Darwich, Ulysse Dutilloy-Liégeois, Benjamin Grangier, Gwenaëlle Martin, Lyes Salem, et, en alternance, Dounia Boukersi et Bilaly Dicko, Sofia Medjoubi

Collaboration à la dramaturgie : Félix Dutilloy-Liégeois

Régie générale : Malounine Buard

Scénographie : Zoé Pautet

Stagiaire scénographie : Zoé Logie de Mersan

Costumes : Cloé Robin

Création lumière : Enzo Cescatti

Création sonore : Matéo Esnault

Photographies : Léo Aupetit

Avec la participation exceptionnelle des habitants et habitantes d’Ivry-sur-Seine

Avec la collaboration artistique de Laurent Sauvage

Avec le soutien et la bienveillance de l’auteur, Peter Handke

Sébastien Kheroufi est artiste associé au Théâtre des Quartiers d’Ivry CDN du Val-de-Marne

 

Le samedi 3 février 2024 à 19h

 

Centre Pompidou

Place Georges-Pompidou

75004 Paris

Tél : 01 44 78 12 33

www.centrepompidou.fr

 

 

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