À l'affiche, Critiques // Palestro de Bruno Boulzaguet et Aziz Chouaki, Théâtre 71

Palestro de Bruno Boulzaguet et Aziz Chouaki, Théâtre 71

Mar 14, 2017 | Commentaires fermés sur Palestro de Bruno Boulzaguet et Aziz Chouaki, Théâtre 71

ƒƒ article de Corinne François-Denève 

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© DR

« Palestro » : à qui serait peu familier de l’histoire, le nom pourrait bien ne rien rappeler. Il désigne pourtant l’un des épisodes les plus sombres de la Guerre d’Algérie. Le 18 mai 1956 en effet, une vingtaine d’appelés du contingent furent tués à Palestro par les combattants de l’Armée de Libération Nationale d’Algérie. Un seul en réchappa. La presse française eut tôt fait de se saisir de l’évènement pour en faire l’exemple même de la violence « barbare » des « indigènes », et nourrir le grand récit national du temps de la guerre dans un sens forcément manichéen : les corps des soldats français auraient été atrocement mutilés et profanés. Le projet de Bruno Boulzaguet et d’Aziz Chouaki prend sa source dans l’ouvrage de l’historienne Raphaëlle Branche, L’Embuscade de Palestro (2010), qui revient sur la mise en récit, forcément idéologique et politique, de l’épisode historique, en démontrant que « Palestro » raconte une histoire de violence entre colonisateurs et colonisés plus complexe, aux racines beaucoup plus lointaines qu’il n’y parait de prime abord.

C’est sur l’histoire de ce « traumatisme » qu’ont décidé de se pencher Chouaki, Algérien, et Boulzaguet, Français, mais tous deux fils de soldats de la guerre d’Algérie. La forme choisie est, pour reprendre leurs mots, celle du « documentaire-fiction ». La pièce entrelace récits d’historiens et témoignages authentiques. Du livre aux planches, on notera d’ailleurs que, par une inversion qui mérite sans doute d’être soulignée, l’ouvrage historique fait le choix d’un titre « dramatique », « spectaculaire », là où le théâtre se résume au seul toponyme. Peut-être est-ce parce que « l’embuscade de Palestro », en tant que telle, s’est dissoute dans les mémoires, une fois la guerre d’Algérie refermée, que les deux auteurs ont fait le choix du seul nom. « Palestro », c’est en effet, dans la fable, le nom qui est inscrit sur la carte postale que trois enfants des années 2000 retrouvent dans les affaires de leur père. Le père, comprend-on vite, était absent, déficient, alcoolique et impécunieux. Il ne se contente toutefois pas de laisser une ardoise monumentale à ses héritiers ; il leur lègue aussi une dette monstrueuse, celle de sa participation à la guerre d’Algérie, dont il n’a jamais parlé. Papa, qu’as-tu donc fait à Palestro ? Cet endroit où tu rêvais de revenir en vacances avec maman, comme tu l’écris dans ta carte inachevée ? Et où tu n’es évidemment jamais retourné, une fois la guerre finie.

Les trois enfants entreprennent dans un premier temps de résoudre cette énigme « Palestro » qui, ils le pensent, les aidera à mieux comprendre leur père. Ils cherchent d’abord des renseignements en ligne. Internet leur fournit un lieu, des dates, des actions, des noms. Il indique également qu’il n’y eu qu’un survivant, qui n’a pas le nom du père. Alors ce père mort, est-il finalement mort… avant sa mort, à Palestro ? Incapables de percer le mystère « Palestro » par les livres, les enfants entreprennent de rejouer la bataille, l’histoire, pour comprendre.

En quête de l’histoire de son/ses pays, Aziz Chouaki, avec la complicité de Bruno Boulzaguet, semble poursuivre le travail entrepris dans ses pièces antérieures, Les Oranges ou Les Coloniaux. Sous les feux mal éteints de la Guerre d’Algérie, il cherche toujours à traquer la faute primitive de la colonisation, et tire le fil jusqu’à l’extrême contemporain de Daech – on notera que Palestro a été le lieu d’un premier massacre en 1871 et qu’il a abrité ensuite les bases arrière du FIS et du GIA. Si la pièce reprend des portraits, des vidéo-projections de cartes, mentionne nombre de dates, d’ailleurs parfois erronées pour que l’histoire en soit plus belle (le couronnement d’Elizabeth II placé en 54), il ne faut pas s’attendre à y voir une leçon d’histoire. La langue de Chouaki, toujours aussi riche et dense, enrobe dans des alexandrins parfaits les propos les plus triviaux, ose des rapprochements osés, balance comme des uppercuts des formules à l’emporte-pièce, avant de basculer dans un lyrisme impérieux dont certains comédiens peinent parfois à restituer le phrasé précis et la fièvre incandescente.

Déjà mis en récit et en images par la presse de l’époque, l’évènement « Palestro » est ici soumis à la question de la représentation théâtrale. Comme dans Les Coloniaux, Chouaki et Boulzaguet font souvent le choix du burlesque. La reconstitution de l’embuscade tient à la fois des Pieds Nickelés et de BFMTV. Les gorges de Palestro sont représentées sous la forme d’un couscous géant ; les appelés du contingent sont figurés par des bouteilles de bière (on comprend que les soldats doivent leur courage aux dieux Kronenbourg et Kanterbrau). Les trois (grands) enfants rejouent les personnages ; l’ensemble est filmé « en temps réel », dans un noir et blanc façon « Blair Witch ». La « reconstitution » Puy du Fou/Palestro et son filmage noir et blanc se déroulent simultanément sous les yeux du spectateur, qui peut suivre l’action et sur la scène et sur un écran de télévision qui, un peu avant, avait diffusé Le Temps Béni des colonies de Michel Sardou. On joue donc à « Palestro », on meurt et on se relève, on peut dire en riant et en s’effondrant « qu’on ne fera pas la saison 2 ». « Palestro » devient un jeu de guerre sur Playstation, une série Netflix à épisodes. Il faut dire que rejouer l’histoire n’est pas aisé. Comment, ainsi, incarner le tortionnaire Ali Khodja ? Un face public le rendrait sympathique. Une incarnation grossière en ferait une caricature risible. Il vaut mieux sans doute, conviennent les personnages, le cacher derrière un drap, silhouette sombre dont on n’entend que la voix – mise en scène « héroïsante » qui peut rappeler de sombres scénographies terroristes très actuelles.

Toutefois, Chouaki et Boulzaguet restent volontairement ambigus quant au poids de l’histoire et au devoir de mémoire. La reconstitution ne va pas jusqu’au bout. La fille revendique le droit de ne rien avoir à faire avec cette histoire. Le héros même s’appelle « Simon Michel », artiste à l’envers, presqu’acteur. Il ne porte en tout cas pas le nom « historique » du survivant. Tout semble marqué du sceau du spectaculaire ostensible, de l’authentique manqué.

Une fois la tentative de plongée dans l’histoire accomplie, la pièce présente cependant des enfants qui se sont libérés de leur hantise, qui pour faire un enfant, qui pour faire un livre, qui pour sculpter un… « pink floyd ». Pour les auteurs, il semble que le passé n’ait de sens que s’il passe, et que, s’il faut bien donner un nom à cette guerre qui n’en eut pas pendant longtemps, il faut désormais penser au futur. C’est là sans doute le message de cette pièce engagée, pour les jeunes générations, dont tout l’attirail scénographique semble vouloir s’adresser à eux (semblant de cours scolaire, simulacre de jeu vidéo, reconstitution en live d’une bataille).

Palestro, estampillé « projet », a un but clairement pédagogique : faire réfléchir les jeunes générations au poids de l’histoire, à la colonisation, à la culpabilité, au terrorisme, à la question du mal et du politique. Fonctionnant selon une suite de tableaux parfois disparates, mais animés d’un souffle vigoureux, Palestro restitue le tragique et l’horreur en faisant le choix terrible de l’humour (celui des auteurs) et de la jeunesse (celui des acteurs de l’ESCA, dans de petits rôles). La gégène, la torture, on les chante – de temps en temps toutefois la terreur vient hanter la nuit des enfants. C’est véritablement à une psychanalyse familiale de la France et de l’Algérie que nous convie Palestro – qu’on en connaisse ou pas l’histoire.

 

Palestro
Un projet de Bruno Boulzaguet
Collaboration à l’écriture Aziz Chouaki
Mise en scène Bruno Boulzaguet
Avec  Cécile Garcia Fogel, Jocelyn Lagarrigue, Luc Antoine Diquero et les apprentis acteurs de l’ESCA d’Asnières-sur-Seine Tom Boyaval, Etienne Bianco, Guillaume Jacquemont
Lumières Olivier Oudiou
Vidéo Thomas Cottereau
Scénographie et costumes Delphine Ciavaldidni
Production Theodoros Group |coproduction Théâtre du Gymnase – Marseille et Théâtre 71 – SN de Malakoff, de la DRAC Île-de-France |remerciements à l’Esca d’Asnières-sur-Seine, au Théâtre Gérard Philipe – Centre dramatique national de Saint-Denis et à Raphaëlle Branche, auteure de L’Embuscade de Palestro, Algérie 1956 (Ed. Armand Colin)
du 7 au 12 mars, mar, ven à 20h30, mer, jeu, sam à 19h30, dim à 16h.

Théâtre 71
3 place du 11 novembre – 92240 Malakoff
Réservation billetterie@theatre71.com ou 01 55 48 91 00
www.theatre71.com

La pièce sera également au programme de l’Atalante du 24 mars au 1er avril.

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