© Nicole Marianna Wytyczak
ƒƒƒ article de Nicolas Thevenot
De la télévision à l’aquarium, le spectacle est peut-être le même, la transparence en plus. Ce qui fait écran est aussi un révélateur psychique et alchimique, surface de projection et miroir aux alouettes. Captain Hook, poils au menton et à la chatte, aguiche les concurrentes d’un télé crochet, toutes en tenue d’Eve, et bientôt pêchera nymphes et sirènes. Parmi les candidates, il y aura la virtuose du pole dance, l’avaleuse de sabre qui nous promet une vision inédite de son intériorité, la magicienne enchaînée et cadenassée dans une cuve d’eau qui devra se détacher et se sauver avec une seule épingle à cheveux. L’eau est une comparse, une onde joyeuse, régénératrice, et, quand bien même on ne se baignerait jamais deux fois dans le même fleuve (Héraclite), elle n’en demeure pas moins mère de nombreuses représentations du féminin persistantes à travers les époques. L’élément liquide, comme une peine éternelle, les femmes n’en finissent pas de s’y noyer depuis le suicide d’Ophélie.
Ophelia’s got talent s’empare des signes des temps, et plus près de nous, de la culture populaire, du grand barnum télévisuel, concentré de l’idéologie du dépassement de soi et de la folle ambition individualiste où l’on maximise les profits dans la valorisation de ses talents. Si Florentina Holzinger semble s’y prêter, donnant à la dramaturgie des premières séquences calquées sur ce type de show la force motrice de la compétition, ce n’est que pour mieux se distancer par son art de la parodie de ce nouvel avatar de la pensée capitaliste, et puis d’ailleurs très vite, sa pièce fuira (comme une fuite d’eau), laissant en plan son introït, vagabondant par une succession de tableaux composites plus sidérants les uns que les autres, s’attachant plus à la figure collective dans une harmonie qui pourrait évoquer une sorte d’âge d’or de la sororité.
Raconter les épisodes chapitrés de ce spectacle XXL serait illusoire et vain car l’essentiel glisserait alors entre les doigts. Le caractère profondément performatif du travail de la chorégraphe autrichienne, déployant ses images dialectiques, critiques, et spectaculaires à la fois, produit une suspension de la narration et engage à un renouvellement du sens. Dans l’instant du plateau, l’œuvre visuelle opère un carottage de l’histoire de l’art et de celle de nos représentations, une condensation sémiotique qui diffuse en soi longtemps encore après y avoir assisté. La piscine qui trône sur la scène de la Grande Halle de la Villette suggère autant le bassin sportif que la fontaine où s’exhibent les corps nus des nymphes et autres déesses dénudées, mais encore la performance politique quand elle se remplit de faux sang (Act Up). Et lorsqu’elle se pare de vapeurs flottant en surplomb et alentour, comment ne pas reconnaître ce hammam où les peintres fantasmèrent le corps des femmes colonisées ? Quand un hélicoptère descend des cintres, comment ne pas entendre la chevauchée des walkyries et ne pas voir une référence à Apocalypse now ? Florentina Holzinger investit les icônes du patriarcat, la guerre, la violence, pour en retourner le sens, ou s’en détourner avec allégresse : l’oiseau de mort se métamorphose en instrument de jouissance féminine, les performeuses harnachées au rutilant hélicoptère, le chevauchant de toute part dans une grande montée orgasmique, s’envoient littéralement en l’air. Ophelia’s got talent évolue au plateau sous le régime de la substitution du masculin par le féminin, ce qui résulte pour le spectateur en une fascinante expérience de surimpression de l’image spectaculaire sur son propre imaginaire façonné par la culture patriarcale.
Mais plus encore, et ce qui est probablement le plus significatif et revendicatif l’air de rien, c’est la joie sincère des performeuses, le plaisir de l’effectuation de l’acte performatif qui émane lumineusement de ces femmes. Quand bien même elles réalisent des actes que d’aucuns qualifieraient d’extrêmes, on ne ressent pourtant aucune provocation, aucun outrage, mais au contraire, dans l’accomplissement des propositions les plus radicales, on perçoit une réelle et profonde bienveillance envers soi et les autres, une estime du corps dénuée de tout jugement moral. Ce corps devient un instrument de partage et de langage. Ce corps féminin, enfin déchargé du male gaze, retrouve son innocence quand bien même il s’afficherait nu de bout en bout. L’acte est posé avec simplicité, une aiguille transperce la joue comme l’hameçon du pêcheur et la main essuie la goutte de sang avec une grâce presque enfantine. Dans son livre La voix des fantômes, Grégory Delaplace évoque comment les femmes chamanes mongoles peuvent influer et apporter de la plasticité à une société patrilinéaire rigide par la mise en relation des vivants oublieux et des morts récalcitrants. A l’instar d’une chamane, Florentina Holzinger libère la société occidentale dans cette mise en transe et en danse des représentations qui asservissent nos corps et nos esprits.
© Nicole Marianna Wytyczak
Ophelia’s Got Talent, conception et réalisation de Florentina Holzinger
Avec : Melody Alia, Saioa Alvarez Ruiz, Inga Busch, Renée Copraij, Sophie Duncan, Fibi Eyewalker, Paige A. Flash, Florentina Holzinger, Annina Machaz, Xana Novais, Netti Nüganen, Urška Preis, Zora Schemm (Théâtre RambaZamba) et Adele Brinkmeier, Stella Adriana Bergmann, Greta Grip, Golda Kaden, Fiene Lydia Kaever, Izzy Kleiner, Elin Nordin, Lea Schünemann, Rosa Shaw, Nike Strunk, Lenya Tewes, Thea Wagenknecht, Laila Yoalli Waschke, Zoë Willens
Conception sonore : Stefan Schneider
Musique : Paige A. Flash, Urška Preis, Stefan Schneider
Scénographie : Nikola Kneževic
Création lumière : Anne Meeussen
Conception vidéo : Melody Alia, Jens Crull, Max Heesen
Caméra en direct : Melody Alia
Dramaturgie : Renée Copraij, Sara Ostertag, Fernando Belfiore, Michele Rizzo, Volksbühne Johanna Kobusch
Direction technique : Stephan Werner
Assistant technique : Jan Havers, Dörte Wilfroth
Gestion de tournée : Moira Garee
Durée : 2h20
Du 30 juin au 5 juillet 2025 à 20h
Grande Halle de la Villette
211 Av. Jean Jaurès
75019 Paris
Tél : +33 (0)1 40 03 75 75
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