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Ombre (Eurydice parle), d’Elfriede Jelinek, mise en scène de Marie Fortuit, aux Plateaux Sauvages

Jan 21, 2023 | Commentaires fermés sur Ombre (Eurydice parle), d’Elfriede Jelinek, mise en scène de Marie Fortuit, aux Plateaux Sauvages

 

© Pauline Le Goff

 

F article de Denis Sanglard

 

Orphée a perdu son Eurydice et cette dernière en est fort aise. Au royaume des ombres où la morsure d’un serpent l’a conduite, Eurydice parle enfin. Celle qui fut dans l’ombre du poète à la lyre, désormais ombre parmi les ombres, décide de rester aux enfers. Enfin libérée des injonctions du patriarcat, de son rocker de pacotille, de son addiction au shopping, le néant qui l’attend signe sa renaissance. N’étant désormais plus rien, elle peut enfin « être » et, rendue à elle-même, dire enfin « Je ». Redevenir la poétesse qu’elle fut et qu’on ne voulut pas reconnaître, écrire sa vérité, bien loin du mythe officiel la reléguant au second plan. Elfriede Jelinek déboulonne allégrement le mythe d’Orphée, ici rocker ringard pour de braillardes midinettes, et met dans la lumière Eurydice que la mort émancipe du joug masculiniste. Vision contemporaine, une parole résolument et toujours férocement féministe où la colère infatigable et lucide de l’auteure et prix Nobel de littérature (2004) retentit, réflexion inflexible sur l’assujettissement des femmes, la violence d’une domination politique, sociale, culturelle, artistique. Un texte dense, avec toujours cette ironie mordante et subversive, cet humour à froid qui la caractérise tant.

C’est dans une antichambre, entre bureau et salle d’attente, qu’Eurydice pousse son cri. Pas de hauts cris, non, mais une rage glacée, une colère sourde, une volubilité libératoire. Virgile L. Leclerc se saisit fermement de cette parole compacte et son premier mérite est de nous rendre tout ça fort intelligible. Le verbe d’Elfriede Jelinek étant fort ardu, la pensée profuse, la tâche n’était pas mince. Nul éclat de voix, au contraire, mais une certaine sérénité à déballer tout ça, vider son sac, délabyrinther non sans humour et saute d’humeur le fil d’une vie en trompe-l’œil, comme un bilan définitif, un trait que l’on tire pour passer à autre chose. Marie Fortuit met en scène cette parole singulière en prenant grand soin de ne pas l’étouffer, rien ne fait obstacle à ce qui est proféré. Virgile L. Leclerc est en cela parfaite qui ne fait nul effet de manche, sobre plus que démonstrative et ça fait mouche. Orphée est là, lui aussi, lui qui dans le récit n’était qu’évoqué. Chantant et jouant de la batterie comme on pleure un amour défunt, en habit de lumière d’un kitch parfait, il ne sort pas de là forcement grandit. Romain Dutheil est idoine qui joue cette partition avec grand naturel, sans craindre le ridicule. Les enfers sont pavés de bonnes intentions et ce lieu, en avant-scène, qui rassemble les souvenirs épars d’Eurydice, particulièrement sa garde-robe – reliques d’un passé révolu et définitivement aboli – devient ce que Virginia Woolf préconisait et que souligne Marie Fortuit, « une chambre à soi ». Là, la parole performative d’Eurydice devient poème et révélation. Cette mise en scène ne révolutionnera pas le genre malgré des qualités certaines, certes, mais son importance est ailleurs, dans cette volonté fermement affichée de déployer sans la trahir la parole acide d’Elfriede Jelinek, l’âcreté de son écriture, cette réflexion politique et poétique au vitriol sur les mécanismes de la domination masculine, indispensable aujourd’hui au regard de la tentation conservatrice.

 

© Pauline Le Goff

 

Ombre (Eurydice parle) d’Elfriede Jelinek

Mise en scène : Marie Fortuit

Avec : Virgile L. Leclerc et Romain Dutheil

Scénographie : Louise Sari

Création lumière : Thomas Cottereau

Création sonore : Elisa Monteil

Composition et écriture des chansons : Mathilde Forget

Création vidéo : Esmeralda Da Costa

Dramaturgie : Floriane Comméléran

Costumes : Coline Dubois-Gryspeert

Stagiaire à la mise en scène : Rachel de Dardel

 

Du 18 au 28 janvier 2023

Du lundi au vendredi à 19h, le samedi à 16h30

 

Les Plateaux Sauvages

5 rue des plâtrières

75020 Paris

 

Réservations : lesplateauxsauvages.fr

Tournée :

28 février et 1er mars 2023, MJC de Saint-Saulve-Cabaret de Curiosités du Phénix (59)

4, 5 et 6 avril, CDN de Besançon Franche-Comté (25)

16 et 17 mai, CDN d’Orléans (45)

 

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