© Valérie Borgy
ƒƒƒ article de Corinne François-Denève
Faire du théâtre documentaire est parfois un exercice bien ingrat. Il s’agit souvent d’aller vous immerger dans des milieux interlopes – par exemple, cette secte étrange que constituent les « fans de Johnny », ces êtres un peu inquiétants, souvent tatoués, souvent bikers, qui connaissent toutes les paroles de « Que je t’aime », et ont beaucoup pleuré le 5 décembre 2017, et encore plus à la Madeleine, ou devant leur télé, quelques jours plus tard.
Pas « fan » de Johnny elle-même, Liora Jaccottet n’a pourtant pas hésité. Désireuse d’en savoir plus sur ce « mythe national », elle est allée, pour son projet de fin d’études à la Comédie de Saint-Etienne, collecter les témoignages d’admirateurs et admiratrices de la première heure de Johnny Hallyday. En est sorti ce spectacle « Oh Johnny », qui n’est d’ailleurs pas du tout documentaire au final : même si « Ginette », « Jocelyne », « Gérard », « Yves » et « Nicole » y ont donné leurs mots, ainsi que divers anonymes qui se sont épanchés sur les registres de la Madeleine, Liora Jaccottet a troussé une fiction, re-mélangeant tout cela, faisant intervenir également son personnage (ou sa persona) de jeune intervieweuse timide, parfois un peu effarée par ce qu’elle voit et entend.
Il est beaucoup question de Johnny, dans ce Oh Johnny : on y chante, on y danse, on s’y trémousse sur des swings fous, on pousse des « ah l’amuuuur » de circonstance. Il y a des bikers, des tatoués, des éplorés, des collectionneurs, des sosies. En ce sens, la pièce est aussi un tombeau pour l’idole, proprement baroque, qui se construit métaphoriquement et littéralement au fil de la pièce-liturgie.
« Coincé » dansa la petite boîte qu’est la salle Christian Bérard, le spectacle se fait à vue, avec une ingéniosité qui force l’admiration – sèche-cheveux pour faire voler les brushings, machine à fumée, néons, ombres chinoises, micros, descente dans la salle, nappe en strass qui transforme la boulotte Stéphanoise en madone à la Pierre et Gilles.
Car la pièce est aussi, on s’en doute, un retour au « peuple » qui a aimé cette idole populaire – petites gens cassés par la vie dès leur naissance, à qui « Johnny » a offert des souvenirs extraordinaires, qui ont rompu la monotonie, ou plutôt la cruauté, de leurs existences si désespérément ordinaires. Il y a parfois une antienne doloriste qui sourd de ces témoignages lancinants, faits de maladies, de deuils, de handicaps subis, d’humiliations diverses. L’une des prouesses de la pièce est bien que ces Ginette ou Gérard sont interprétés par de très jeunes comédiens, dont l’art de la métamorphose, et de l’empathie, mérite d’être souligné. Chacun et chacune a, dans l’heure et demie que dure la pièce, la possibilité d’avoir « son » moment, art du collectif encore une fois admirable. On notera aussi une autre merveille de ce « Oh Johnny » : une distribution qui fait fi des assignations de genre – que les conservateurs reprennent une gorgée d’eau fraîche, l’Athénée est toujours debout, et tout cela reste très fluide…
© Valérie Borgy
Oh Johnny, mise en scène et écriture Liora Jaccottet
Scénographie : Marlène Charpentié
Conseil dramaturgique : Julien Ticot
Création lumières : Sébastien Combes
Création sonore : Pierre Lemerle
Avec Pascal Cesari, Clément Debœur, Lise Hamayon, Mathis Sonzogni
Durée : 1 h 30
Pièce vue le 10 juin 2022 dans le cadre du festival JT22 au Théâtre de l’Athénée, Paris, salle Christian Bérard
Prochaines dates :
Du 27 au 29 janvier 2023
Théâtre du Point du Jour
7 rue des Aqueducs, Lyon 5e
04 78 25 27 59
www.pointdujourtheatre.fr
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