© Juliette Parisot
fff article de Denis Sanglard
Ce n’est pas de Jean-Luc Lagarce la pièce la plus connue ni la plus montée (mais l’a-t-elle été ?). Heureuse initiative de Clement Hervieu-Léger de mettre en scène ce qui fut à l’époque un échec pour l’auteur, cette pièce ne fut jamais reçue, Nous, les héros, chronique d’une troupe de théâtre itinérante, en tournée quelque part « au centre de l’Europe » à la veille de la première guerre mondiale. Avec son humour coutumier, aussi tendre que vachard, Jean-Luc Lagarce rend hommage aux soutiers du théâtre, aux petits, aux obscurs, aux sans-grades, jetés sur les routes, de rêves de gloire en désillusions cinglantes, d’aveuglements en lucidité amère. Après la représentation, un échec de plus, en coulisses dans ce qui sert de théâtre, « une baraque à frite avec de la résonnance ! », dans la loge ou ce qui en tient lieu, les comédiens de la troupe s’apprêtent à fêter les fiançailles entre Joséphine, la fille aînée du clan, avec le jeune premier, Raban. Mais ce qui aurait dû être une fête vire au règlement de compte.
Où l’on retrouve l’écriture si particulière et reconnaissable de l’auteur du Pays Lointain, une langue travaillée avec une précision maniaque qui donne à chacun des personnages une épaisseur, une profondeur dramaturgique inouïe. Jean-Luc Lagarce était un grand styliste. Pour s’en convaincre il suffit d’écouter ici le monologue de Madame Tschissick (Elsa Lepoivre) expliquant à celui qui est son amant, Raban (Thomas Gendronneau), pourquoi elle ne renonce pas à son mari (Vincent Dissez). Un moment de théâtre et de littérature, aussi, où l’on est saisi de la toujours modernité d’un auteur parti trop tôt sachant fouailler l’âme humaine dans toute sa complexité, son ambivalence et que la langue au scalpel, dans ses pleins et déliés, révèle au plus juste. Pour qui s’empare de cette écriture, de son rythme interne, de sa complexité qui jamais ne les broie mais les exhausse, c’est le dévoilement pudique d’une relation complexe au monde. Jusque dans leur silence buté, leur sidération parfois devant ce qui est proféré, avec force ou énoncé presque malgré-soi. Pas pour rien que les pièces de Jean-Luc Lagarce soient avant tout des pièces de troupe où la circulation de la parole, de ses enjeux, a son importance dramaturgique. Lui-même qui dirigeait La Roulotte, sa compagnie, n’écrivait que pour ses comparses, ses compagnons de route. Et la réussite de Clément Hervieu-Léger tient justement à ça, d’avoir posé avec soin et la langue et la troupe au centre de sa mise en scène, en dessinant dans cette œuvre chorale les contours de chaque caractère différencié avec minutie, considéré chaque prise de parole, chaque échange, chaque incises que sont les monologues adressés autant à soi qu’au public, comme un acte déterminant.
Une troupe qui il a sept ans nous éclaboussait dans Le Pays lointain de leur talent foudroyant à s’emparer de cette langue, d’en être devenus comme les dépositaires. Rebelotte aujourd’hui auquel il leur adjoint Judith Henri (La mère), Thomas Gendronneau (Raban), Olivier Debbasch (Karl) et Elsa Lepoivre (Madame Tschissick) qui s’immiscent là, dans cette troupe et cet univers, le plus naturellement du monde, avec le même engagement absolu. Rien de dire que sur ce plateau où s’aiguisent les jalousies, où l’on expurge les rancœurs, où s’exprime malgré et envers tout un irréfragable amour de la scène, où ces comédiens débarbouillés de leur rôles n’ont de cesse de rejouer en coulisse la tragi-comédie de leur vie mise à nue, il se passe quelque chose de l’ordre du miracle, pas moins, devant cette volonté fébrile à défendre une œuvre et son auteur. Pourquoi pense-t-on soudain à Tchekhov, à se dire que oui, Jean-Luc Lagarce en est peut-être l’héritier lointain, ici du moins où l’inquiétude qui taraude les personnages, car inquiétude il y a, ne peut être joué que comme une comédie douce-amère.
Circulation des corps, circulation de la parole, – parfois s’opposant -, c’est du pareil au même, Clément Hervieu-Léger impulse avec raison une arythmie volontaire qui n’est que l’écoute attentive des flux et reflux des émotions parcourues, des tensions tramant ce texte jusqu’à la déchirure. Soudain parfois il ouvre un espace, instant disruptif bienvenu, où le temps d’une chanson s’engouffre sans violence une accalmie provisoire laquelle renoue les liens menacés de se défaire. Beauté de ce tableau innatendu où la troupe reprenant en chœur The Cold song de Purcell immortalisé par Klaus Nomi fait soudain frissonner la salle. Rien de gratuit, Jean-Luc Lagarce lui-même indique ces intermèdes musicaux, à charge pour le metteur en scène du choix de la discographie. Chansons de la fin des années 80 ici, la décennie de Jean-Luc Lagarce qui aimait tant la variété. Nous ne sommes plus à la veille de la seconde guerre mondiale mais à celle de l’effondrement du mur de Berlin. Clément Hervieu-Léger ne fait pas pour autant acte de biographe, ne trahi non plus l’auteur, ne cherche pas non plus une quelconque mise en abyme avec La Roulotte ; considérons cela comme un clin-d’œil pour qui a lu le journal de ce diariste obsessionnel.
Comme nous l’écrivions déjà pour le Pays Lointain, comme Jean-Luc Lagarce avait la sienne, Clément Hervieu-Léger réunit encore une fois sa famille parce qu’il trouve là, dans le creuset d’une camaraderie artistique, l’essence même du théâtre et sa réalisation possible, sa réussite. Le théâtre tient aussi à ça, une complicité, même fragile, qui ne peut être factice, enfin croit-on. Nous, les héros, n’est pas un titre ironique. Car Jean-Luc Lagarce fait de ces vies minuscules embarquées sur un chariot de Thespis minable, il faut le dire, une épopée héroïque par cet entêtement, cette persévérance jusque dans l’échec à rêver le théâtre. Et c’est bien cette part de rêve arc-boutée à une réalité obstinément contraire, cet héroïsme têtu, que Clément Hervieu-Léger et l’ensemble des comédiens, tous et dans un même ensemble éblouissants, insufflent sur le plateau.
© Juliette Parisot
Nous, les héros, (version avec le père), de Jean-Luc Lagarce
Mise en scène de Clément Hervieu-Léger
Scénographie : Camille Duchemin
Costumes : Caroline de Vivaise
Lumières : Alban sauvé
Collaboration artistique : Aurélien Hamard-Padis
Direction musicale et arrangements : Thomas Gendronneau
Réalisation sonore : Jean-Luc Ristord
Collaboration aux costumes : Bernadette Lieber
Maquillages et coiffures : Agnés Dupoirier
Stagiaire à la mise en scène : Hugo Théry
Avec : Aymeline Alix, Clémence Boué, Jean-Noël Brouté, Olivier Debbash, Vincent Dissez, Thomas Gendronneau, Judith Henry, Juliette Léger, Elsa Lepoivre ( e la Comédie Française), Guillaume Ravoire, Daniel San Pedro
Du 16 octobre au 1er Novembre 2025
Du mardi au samedi à 20h, matinées les samedis à 15h
Durée 1h50
Théâtre des Bouffes du Nord
37bis boulevard de la Chapelle
75010 Paris
Réservations : 01 46 07 34 50
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