© Aline Lata Helena Wolfenson
ƒƒƒ article de Nicolas Thevenot
Effectivement la simple mention de l’écrivain Mathieu Riboulet a aiguillonné mon envie plus que tout autre chose. Édité par la précieuse maison aux célèbres jaquettes jaunes, les éditions Verdier, également hôtes de Pierre Michon et Pierre Bergounioux, Mathieu Riboulet est de ces auteurs dont l’écriture saisit dès les premiers mots, révélant un monde intime aux reliefs sculptés par une langue singulière, construisant une œuvre profondément humaine et universelle bien que fondée sur le je, qu’il serait réducteur d’affilier au genre moderne de l’autofiction.
Le poids des mots n’est pas, ici, une vaine expression tant cette langue y est lestée d’une sensible expérience, tant la grammaire y agit comme la charrue labourant les terres intimes. En toute concision, sans affèterie. Mais sans non plus renier le corps glorieux du texte à façonner. Les mots ont la dureté de la pierre et le caractère éthéré de la pensée. La pensée est matière ou la matière est pensée. Peu importe. « Ainsi, de nouveau, je fais tenir le monde dans la lumière, le vent, les pierres, le sable et les odeurs d’ici, de l’ici où je suis, de l’ici où nous sommes. »
Pour son projet, Hubert Colas a chevillé deux textes s’enchaînant et s’observant l’un l’autre, comme un retable, dont les parties communient au delà de leurs évidentes différences dans une même expression aimante de l’humanité : le premier, Nous campons sur les rives, est le discours que prononça Mathieu Riboulet en 2017 au Banquet du livre à Lagrasse, le second est extrait du livre Lisières du corps, plus précisément du chapitre Dimanche à Cologne. L’un est une succession de fulgurantes méditations pascaliennes, l’autre est une succession de rencontres dans un sauna gay à Cologne.
Avec délicatesse Hubert Colas enchâsse les deux textes dans des ambiances lumineuses chromatiquement distinctes : Nous campons sur les rives est nimbée d’une lumière jaune, fantomatique, peignant la scène de clairs obscurs tel un tableau de Rembrandt, propice à la déflagration du texte dans toute son énigmatique simplicité. La première vision du spectacle est d’ailleurs d’une puissance remarquable (que n’aurait pas reniée Claude Régy) : alors qu’émerge de la pénombre trois lourdes tables, un homme, assis derrière la plus lointaine, avalé par l’obscurité hormis deux mains posées sur la surface de bois, floues, comme le visage qui n’est que pâte indistincte. Un corps s’effilochant dans les ténèbres.
Nous sommes les commensaux de ce banquet, bien sûr. Banquet littéraire s’il en est. Dans la salle du Planetarium de Nanterre Amandiers, assis sous la coupole, on ressent face à la scène, cette absolue tranquillité, que l’on imagine trouver dans la rassérénante rigueur d’un réfectoire monastique. Frédéric Leidgens est le premier homme à prendre la parole. Il évite avec grand art le danger que comporte ce premier texte, aux accents pascaliens assumés, balisant l’espace et le temps de l’ici, de l’ailleurs et du présent : loin d’être le prophète clamant au-dessus de la foule des hommes, il ne quitte jamais la rive où nous campons ensemble, trouvant le chemin des mots dans celui de son souffle, incarnant la pensée pour lui donner chair, pour lui donner la juste mesure dans l’ici et le maintenant. Cette voix rauque et nette travaille l’espace et le temps, énonce avec cette puissance performative qui sait faire advenir ce qui est dit : « Vous êtes ici ». La présence, notre présence, aura rarement été interrogée avec une si juste et si concrète parole, posée comme le bois massif des tables, nous désignant compagnons de route sur cette vertigineuse ligne de crête existentielle.
Dimanche à Cologne démarrera avec la mise en branle d’un second corps, tel un deuxième astre – corps et lumière à la fois, se déhanchant avec souplesse au son de la musique techno dans un halo de lumière verte. Thierry Raynaud est cet autre corps, herbe sauvage virevoltante, agile, déambulant dans le plus grand sauna gay européen. Égrenant les noms de ceux qu’ils rencontrent, nous guidant dans le labyrinthe des salles et des cabines, Thierry Raynaud a cette volubilité de la parole qui est une autre incarnation de l’écriture de Mathieu Riboulet. Avec cette souriante connivence qui ne s’adresserait pas tant aux spectateurs qu’à la vie même, sexuelle, qui habite ce lieu de consommation, qui irrigue le monde, Thierry Raynaud donne à travers les mots de l’écrivain ces lettres de noblesse humaine à cette communauté jouissant des corps, lui offrant subtilité, candeur et tendresse. Dans ce texte, les mots sont galbés, les expressions saillantes tel un corps puissant, aux muscles dessinés, propres à fendre les expressions convenues, usées. Les combinaisons de corps entremêlés ont cette beauté abstraite des mots assemblés en poème. Une pulsation de vie écrivant le monde dans le corps des hommes.
Avec ses modestes moyens, Nous campons sur les rives réussit à faire du théâtre le lieu d’une incroyable alchimie où les corps sont vaporisés dans le monde de la pensée et les mots précipités dans la matière du monde. L’alliage du sensible et de l’intelligent. C’est aussi rare et précieux que l’écriture de Mathieu Riboulet.
© Hervé Bellamy
Nous campons sur les rives, mise en scène et scénographie Hubert Colas
Avec Frédéric Leidgens et Thierry Raynaud
Son Oscar Ferran
Vidéo Emese Pap
Régie vidéo Hugo Saugier
Stagiaire assistante mise en scène Jeanne Bred
Textes :
Nous campons sur les rives, Mathieu Riboulet, Éditions Verdier, 2018.
Dimanche à Cologne, extrait de Lisières du corps, Mathieu Riboulet, Éditions Verdier, 2015
Durée : 1 h
Du 23 au 26 janvier et du 6 au 9 février 2020
Jeudi, vendredi à 20 h, samedi et dimanche à 18 h
Nanterre-Amandiers
centre dramatique national
7 avenue Pablo-Picasso
92022 Nanterre Cedex
Réservation au + 01 46 14 70 00
www.nanterre-amandiers.com
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