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Neige d’Orhan Pamuk, mise en scène de Blandine Savetier, Manufacture des œillets

Avr 01, 2017 | Commentaires fermés sur Neige d’Orhan Pamuk, mise en scène de Blandine Savetier, Manufacture des œillets

ƒƒƒ article de : Corinne François-Denève

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© Jean Louis Fernandez

Adapter Neige au théâtre tient à la fois de la gageure et de l’évidence. Gageure, car il n’est pas aisé de rendre sur un plateau la matière foisonnante du livre de Pamuk, qui raconte le retour au pays natal, la Turquie, du poète Ka, après un long exil en Allemagne. La prose poétique de Pamuk, dans la traduction française de Jean-François Pérouse, convoque les mânes de Tchekhov, de Dostoïevski, ou de Mallarmé. Evidence, car le roman est aussi éminemment théâtral, évoquant une représentation qui tourne au putsch, et donnant la part belle à un personnage d’acteur-metteur en scène, Sunay Zaim, patron d’une compagnie théâtrale « brechtienne et bakhtinienne ». Evidence, enfin, car les thématiques brassées par Pamuk, même si le roman a été écrit il y a près de quinze ans, sont encore terriblement d’actualité – poids de la religion, différence essentielle entre laïcité et athéisme, question du voile, de la liberté d’expression…

Blandine Savetier a lu de façon très serrée l’ouvrage, a travaillé avec Pamuk sur la réécriture de certains passages, et a demandé à une nouvelle traductrice, Valérie Gay-Askoy, de retraduire certaines séquences du livre en les rendant plus « théâtrales ». L’adaptation qu’elle livre sur le plateau sait rester ample et lyrique, laissant le temps au temps. L’odyssée neigeuse de Ka, dans sa mise en scène, conserve une lente majesté. C’est en journaliste occidental que Ka se rend au village-frontière de Kars, qui affiche un inquiétant taux de suicide. C’est en derviche oriental ou tchekhovien qu’il y demeure, coincé qu’il est par les conditions climatiques, la nostalgie de ses amours manquées, la dérisoire et implacable marche de l’histoire. L’homme façonné par l’Europe tente de comprendre pourquoi, de l’autre côté de la Méditerranée, les femmes se voilent ou se tuent, pourquoi il faudrait croire en Dieu, et s’en justifier.

La pièce se divise en deux longues séquences. La première enferme peu à peu Ka dans un cercle de neige, dont il ne sort que pour se promener sur un assemblage de grilles métalliques. La partie se clôt sur la diffusion d’images d’une salle de spectacle dans laquelle se déroule bientôt un carnage – vision proche de l’insoutenable pour les spectateurs post-novembre 2015 que nous sommes. La seconde partie s’engage résolument sur une voie onirique et méta-théâtrale. On commande un autre spectacle, La Tragédie Espagnole de Thomas Kyd, qui réparera les blessures du premier. L’homme de théâtre est aux commandes – il soigne la mise à mort : « le réalisme au théâtre, c’est le théâtre lui-même », dit le maître de l’illusion, mourant d’un coup qu’il n’a pas reçu en vrai. Dans la pièce proprement dite qui se déroule sous nos yeux, l’épilogue a l’imprécision cruelle des contes – décompte des vivants et des morts de l’histoire.

Effluves de raki, lumière crépusculaire, flocons dansant dans le clair-obscur, citations du Livre des Rois de Firdousi, apparition surnaturelle de Nedji, l’islamiste fan de science-fiction, fracas des armes en bruit de fond, orientalisme proposé en miroir à l’Europe… « Les courageux montent sur la scène de l’histoire », nous rappelle une réplique. La mise en scène de Blandine Savetier déroule de longs débats argumentatifs, met en valeur le texte et les discours, tout en faisant le choix d’une ostensible théâtralité.  Entre distanciation brechtienne et illusion baroque, poétique et inspiré, ce Neige parle bellement de choses vilaines – par les temps qui courent, a-poétiques et historiques jusqu’à l’asphyxie, voilà un luxe bien nécessaire.

 

Neige, d’après le roman d’Orhan Pamuk
traduction : Valérie Gay-Aksoy, Blandine Savetier , Waddah Saab
mise en scène : Blandine Savetier
adaptation : Waddah Saab, Blandine Savetier avec l’aide amicale d’Orhan Pamuk
dramaturgie et collaboration artistique : Waddah Saab
assistant à la mise en scène : Florent Jacob
scénographie : Ludovic Riochet, en collaboration avec Blandine Savetier Florent Jacob
accessoires et assistanat à la scénographie : Heidi Folliet
lumières : Daniel Lévy
musique : SAYCET
vidéo : Victor Egéa
costumes : Léa Gadbois-Lamer
dessins et graphisme : Jérémy Piningre

avec : Sharif Andoura ; Raoul Fernandez ; Cyril Gueï ; Mina Kavani ; Sava Lolov ; Julie Pilod ; Philippe Smith ; Irina Solano ; Souleymane Sylla
Durée : 1ère partie > 2h ; entracte ; 2ème partie > 1h25

du 1er au 15 février 2017 >

Théâtre National de Strasbourg
14 mars 2017 > Bateau-Feu – Scène Nationale de Dunkerque
18 > 28 MAR 2017 / Manufacture des Œillets / La Fabrique
du 26 au 28 avril 2017 > Théâtre La Criée – Marseille
du 11 au 12 mai 2017 > Théâtre Liberté – Toulon

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