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Mystery sonatas / For Rosa, Anne Teresa de Keersmaeker, Heinrich Ignaz Franz Biber, Amandine Beyer, Théâtre du Châtelet

Mar 30, 2023 | Commentaires fermés sur Mystery sonatas / For Rosa, Anne Teresa de Keersmaeker, Heinrich Ignaz Franz Biber, Amandine Beyer, Théâtre du Châtelet

 

© Anne Van Aerschot

 

 

ƒƒƒ article de Nicolas Thevenot

Elles sont dans la fleur de l’âge. Des deux jeunes femmes, l’une penche le buste vers l’autre et incline furtivement vers l’oreille qui s’offre une bouche entrouverte comme pour en déverser une parole muette, un souffle invisible, puis s’éloigne. La danse peut convier à ces épiphanies aussi fragiles qu’un battement d’aile, aussi fugitives qu’un rayon de soleil trouant les nuages. Mystery sonatas / For Rosa s’ouvre ainsi dans le silence, par quelques gestes et mouvements infimes, et convoque dans l’épaisseur du premier instant rien de moins qu’une annonciation, aussi miraculeusement apparue que l’on pourrait douter de l’avoir vue. L’écriture d’Anne Teresa de Keersmaeker entrelace les lignes géométriques et la vitalité des corps, leur irréductible liberté. C’est en cela qu’elle nous surprend et nous séduit à chaque seconde. C’est pour cela que, sans cesse, ses traits s’affirment et s’effacent dans le même mouvement, qu’ils exhibent leur beauté éphémère comme une procession d’apparitions. Jamais la danse d’Anne Teresa de Keersmaeker ne pose, ni ne s’affiche : elle est une performance sculptée dans le sable du temps.

Si Les Concertos Brandebourgeois (créés en 2018 et joués cette automne à La Villette) étaient structurés par la ligne droite, travaillée par le ressassement d’allers retours, comme un flux et reflux incessant, dans une marche hypnotique exhibant toute la pompe majestueuse et enivrante de Bach, sa chorégraphie s’affirmait aussi comme une œuvre magnifiant la force de l’âge par la maturité de ses danseurs, faite d’élégance, d’assurance et de plénitude. Avec Mystery sonatas / For Rosa, qui compose esthétiquement un enthousiasmant dytique avec la pièce précédemment citée, l’écriture chorégraphique se fait circulaire, volute, spirale, et de manière touchante fait assaut de jeunesse. Cette rose qu’elle tire du Rosaire, c’est celle à peine éclose du printemps de la vie. C’est de la sève de ces jeunes et talentueux danseurs que se nourrit l’œuvre. Il faudrait les citer un à un tant ils impressionnent de puissance sensible. Les sonates du Mystère forment un ensemble musical baroque composé en 1678 par Heinrich Ignaz Franz Biber et divisé en trois cycles : joie, douleur et gloire. On sait la part primordiale que représente la musique pour la chorégraphe, combien cette matière la fait travailler en déplaçant à chaque fois les lignes, littéralement tracées à la craie au sol, l’amène à sonder plus loin, à chaque nouvel opus, la rythmique et l’harmonique des sons, découvrant ainsi dans chaque musique un nouvel arpentage du temps à déployer dans la mesure de l’espace. La spécificité de cette musique, magnifiquement interprétée par Gli incogniti et dirigée par Amandine Beyer, tient à sa visée programmatique qui offre, une fois n’est pas coutume, un affleurement figuratif fugace à la danse d’Anne Teresa de Keersmaeker. Un dos nu, accroupi, des bras qui partent des épaules vers le dos, et c’est une flagellation ; toujours accroupi, une main contre un front et c’est le penseur de Rodin, ou encore ces portées d’un corps allongé, et c’est la mort de la Vierge. Et puis il y a toutes ces figures joyeuses et rustiques, ces danses de villageois, ces « gambadements », ces poiriers, tête en bas qui s’écroulent dans un joyeux renversement entre ciel et terre, nous transportant délicieusement dans un tableau de Bruegel. Ces apparitions émaillent délicatement et subtilement une matière qui s’éloigne du champ religieux pour atteindre à l’existentiel. Le deuxième cycle, mystères de la Douleur (sorrow), est empreint de la Melencolia I de Dürer quand bien même on assisterait à une lutte du corps et de l’être sans repos, et est affaire d’individus par sa succession de soli. La douleur se combat seul, révèle chacun face à ce mystère absolu, tout comme les danses, pétale après pétale, effeuillent et découvrent en chaque interprète un astre profondément unique. Dans ce dépassement du religieux vers le cosmique, l’installation lumineuse de Minna Tiikkainen, une immense anse opaque suspendue aux cintres et sur laquelle les projecteurs se déversent, est du plus grand effet, produisant des lumières semblables aux peintures du Caravage : clair-obscur, lumière grise sépulcrale comme une pluie de cendre, ou dorée comme fusant d’une corne d’abondance. La danse est un mystère, est un art de la vie, nouant inextricablement l’organique à sa dimension temporelle. Avec ces Mystery Sonatas / For Rosa, travaillant la musique de Biber comme une pierre philosophale, Anne Teresa de Keersmaeker en signe la passion.

 

© Anne Van Aerschot

 

Mystery sonatas / For Rosa, chorégraphie de Anne Teresa de Keersmaeker
Musique (Mystery Sonatas) : Heinrich Ignaz Franz Biber
Direction musicale : Amandine Beyer
Scénographie et lumières : Minna Tiikkainen
Costumes : Fauve Ryckebusch

Avec par alternance, les danseurs et danseuses : Lav Crnčević, Sophia Dinkel, José Paulo Dos Santos, Rafa Galdino, Frank Gizycki, Mariana Miranda, Cintia Sebők, Jacob Storer, Ensemble Gli Incogniti
Violon : Amandine Beyer
Viole de gambe : Baldomero Barciela Varela
Théorbe : Ignacio Laguna Navarro
Archiluth : Francesco Romano
Clavecin et orgue : Anna Fontana

Durée : 2h15
Du 22 au 25 mars 2023 à 20h00, sauf samedi 15h

 

Théâtre du Châtelet
1 place du Châtelet
75001 Paris

T+01 40 28 28 40

Dans le cadre de la programmation hors-les-murs du Théâtre de la Ville
Le 31 mars 2023
L’Arsenal, Cité Musicale – Metz

 

 

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