© Gregory Batardon
ƒƒƒ article de Denis Sanglard
Ça commence fort, très fort même. Au milieu de nulle part, sur une aire d’autoroute, entre portique de balançoire et tourniquet, trois répliques monstrueuses de Shirley Temple, sorties tout droit de l’enfer de l’artiste américain Henry Darger, dansent comme des perdues sous ectasie sur le sacre massacré du printemps version techno. Image sidérante qui vous laisse cloué d’emblée sur votre fauteuil augurant une suite qui ne déméritera pas… Il fallait bien ces trois artistes là, artistes génialement décalés et foutrement talentueux mais de plein-pied avec la réalité du monde pour vous secouer durant près de deux heures et redéfinir sinon réinventer le music-hall, le bousculer, le trousser cul-par-dessus-tête. Jérôme Marin, chanteur polymorphe et maître de cabaret sous le nom de Monsieur K. qui depuis Le Secret, lieu bientôt mythique, revient aux fondamentaux du genre lui insufflant un sérieux coup de jeune et d’engagement, l’inquiétant Jonathan Capdevielle, acteur-chanteur-ventriloque-danseur et metteur en scène, interprète phare de Giselle Vienne, et le danseur-performeur allemand Marco Berrettini que personnellement je découvre-là avec stupéfaction. Music-All c’est l’envers de l’endroit. Un joyeux jeu de massacre, un chamboule-tout qui honore en les dynamitant les images votives, les icônes queers, muses immarcescibles des transformistes, drag-queen flamboyantes ou pathétiques des cabarets interlopes, de la culture camp, du torch-song larmoyant. Music-All c’est la fabrication du statut de l’icône à l’instant de leur chute, de leur déchéance irrémédiable. Le concert de Whitney Huston, cocaïnée jusqu’au fond des yeux, qui sombre en direct. L’image à jamais figée par la lumière puis bientôt la chirurgie de Marlène Dietrich. Lady Di avant le pilier du pont de l’Alma. Et Marguerite Duras hébétée, en roue libre, bientôt en cure de désintoxication.
C’est par ailleurs Marguerite Duras, idée incongrue et si peu farfelue dans son évidence absolue, qui donne le ton de cette création chimérique, cet objet théâtral et musical non identifiée encore, bien moins foutraque qu’elle n’y paraît. Duras personnage de music-hall, il fallait y penser, et pourquoi pas ? Et nous en avons trois de Duras, sublime, forcement sublime, clones qui dialoguent, haut-perchées (et qu’on n’y voit pas de métaphore), où revient comme un mantra « Détruire dit-elle ». Elle qui savait si bien de quoi elle causait jusqu’à plus soif. Et c’est bien à ça que l’on assiste, une entreprise de démolition, de sape, de table rase, mais pour mieux reconstruire, interroger et redéfinir le music-hall, l’inscrire dans une modernité en prise réelle avec le monde, loin des plumes et du strass, en droite ligne du cabaret satirique. Qu’on ne s’étonne donc pas ici d’entendre au téléphone Sarkozy ânonner son discours atterrant de Dakar sur l’homme africain. Ni l’appel désespéré de Greta Thunberg aux Chefs d’Etats. Pas pour rien non plus que ce Music-All soit éjectée de sa boîte noire pour se retrouver-là, sur cette aire d’autoroute ou personne ne passe, sauf une chenille pornographe, bientôt papillon cramé (le comédien et cascadeur Franck Saurel), là aussi échappée du jardin d’Henry Darger. Et les numéros qui s’enchaînent allègrement comme un marabout-bout-de-ficelle, sont d’une sublime cruauté, d’un irrespect flamboyant, d’une perverse et fausse innocence, d’un amour résolument vachard pour celles descendues ici de leur piédestal. L’innocence, oui, de sales gosses qui jouent au si magique, au pas cap’, au chiche ! D’un simple tourniquet faire un carrousel digne des revues des Ziegfeld Follies pour ensuite s’y faire vautrer Marlène Dietrich prise de vertige à en vomir sur scène, fallait oser. Et ne parlons pas de cette séquence apocalyptique ou Marco Berrettini entre deux hoquets et de sa voix de basse enrayée empoigne magistralement Whitney Houston, pour son dernier et désastreux tour de piste. Et se lâchant grave, Jonathan Capdevielle, ivre morte(e), chantant des chansons de salle de garde des plus déculottées. Cette autoroute, c’est le boulevard du crépuscule de ces monstres sacrés devenu freaks pathétiques, transfigurés ici post-mortem par des clowns de génie.
Mais si cela s’arrêtait à ça, déjà nous en aurions plus que notre content, veinards d’être là, de découvrir ça, cette mise en plis outrageante, gonflée et grandiose du music-hall. C’est aussi la fabrique de la chose à laquelle nous assistons. L’entre-deux qui voit les interprètes devenir ces créatures hors-norme, ces avatars XXL de nos icônes déboulonnées. Pas de rupture donc entre les séquences mais un continuum de ce maelström, étiré jusqu’à son point de rupture qui voit ce spectacle n’avoir de cesse de se transformer à vue, en perpétuelle métamorphose. Spectacle mutant pour créatures mutantes, on peut dire ça. Qui bavassent et ressassent entre deux numéros, l’art de l’impro en sautoir, se montrent sans fard sous le fard, parce que derrière la créature, le monstre, la chimère, il y a l’artiste, l’interprète, l’Alpha et l’Oméga de cette illusion pailletée, de cette image anamorphosée chic et toc. Et c’est aussi une des forces de cette création qu’ils ne renoncent jamais à leur personnalité affirmée, jamais dans l’imitation donc mais dans la réinterprétation jusqu’au grotesque de ces standards − classiques revisités et superbement tordus par Théo Harfouch − aussi bringue zingue soit-elle, à laquelle ils s’abandonnent en toute maîtrise. Il y a là dans cette mise en abyme, dans ce mouvement perpétuel et hypnotique quelque chose de proprement vertigineux.
© Gregory Batardon
Music-All, conception de Marco Berrettini, Jonathan Capdevielle et Jérôme Marin
Composition musicale : Ilel Elil
Assistant artistique : Louis Bonard
Scénographie et lumières : Bruno Faucher
Costumes Colombe : Lauriot Prevost
Construction modules : MC2 Grenoble
Décoration modules : Daniel Martin
Réalisation haie végétale : Atelier Vierano
Création sonore : Vanessa Court
Avec : Marco Berrettini, Jonathan Capdevielle, Ilel Elil, Jérôme Marin, Franck Saurel
Du 6 au 15 décembre 2021
Du lundi au vendredi à 20 h, samedi à 18 h, dimanche 16 h
Relâche mercredi 8 et lundi 13 décembre 2021
T2G / Théâtre de Gennevilliers
Centre dramatique national
41 avenue des Grésillons
92230 Gennevilliers
Réservation 01 41 32 26 10
Tournée :
28-30 janvier 2022 : Le Lieu Unique, Nantes
8-10 février 2022 : Théâtre des 13 vents, CDN, Montpellier
4-5 mars 2022 : Le Manège, Scène Nationale, Reims
23-24 juin 2022 : Dans le cadre du nomadisme de La rose des vents, scène nationale Lille Métropole, Villeneuve-D’ascq/ Maison Folie Wazemmes, Lille / en co-réalisation avec le Festival Latitudes
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