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Monsieur K. und, conception de Jérôme Marin, au Manège de Reims / Festival born to be a live

Nov 22, 2023 | Commentaires fermés sur Monsieur K. und, conception de Jérôme Marin, au Manège de Reims / Festival born to be a live

 

© Monsieur Gacq

ƒƒƒ article de Denis Sanglard

Monsieur K. (aka Jérôme Marin) revient aux origines du cabaret contemporain, celui de Berlin des années 20, de la république de Weimar, regardant avec lucidité la vague vert-de-gris nazi qui bientôt le submergera. Annonciateur de ce raz-de-marée qui bientôt emportera les cabarettistes, L’Ange bleu, Marlène Dietrich prit son envol pour Hollywood, La sorcière Valeska Gert le chemin de l’exil et de l’oubli et Margo Lion revint en France avec pour bagage la fiancée du pirate. Brecht s’enfuit au Danemark. Les compositeurs Kurt Weil, Friedrich Hollaender rejoignirent Hollywood, Mischa Spoliansky l’Angleterre. Anita Berber, punk avant les punks, la scandaleuse putain écarlate meurt de ses excès en 1928 dans l’indigence. Goebbels impose la suédoise Zarah Leander. Ingrid Caven n’était pas encore née. Cabaret de la décadence, de « bruit et de fumée » pour reprendre le nom du cabaret de Max Reinhart, par son outrance expressionniste qui n’est que le miroir à peine déformé d’une réalité sociale et politique brutale en déroute, en déliquescence, qui voit monter en puissance le nazisme et dont il est la réponse subversive, transgressive, cinglante et satirique. Liberté de ton, liberté de parole, liberté des corps qui se contrefoutent déjà du genre, « baisers dépourvus d’identité » *.

Monsieur K. ne fantasme pas ce cabaret-là. Il le saisit dans sa réalité imputrescible, l’affute et l’aiguise et tranchant démontre avec éclat sous le fard et les paillettes, sa toujours contemporanéité, son acide et outrageante acuité. Le choix des textes, laissés à l’envie des artistes invités, est troublant par ce qu’il dénonce de nos dérives actuelles qui n’ont rien à envier à ses années d’emprunts. L’humour grinçant et sardonique, ravageur qui éventre ces textes d’un rire salvateur et rageur n’illustre rien de moins qu’un désespoir tordu comme on tord la réalité. Non l’espérance des lendemains qui chantent mais la désespérance d’un présent désenchanté sans avenir. Avec une poésie abrasive pour politesse du désespoir, une lucidité écorchée et une insolence râpeuse pour ultime pied de nez.

Répertoire allemand traduit en français, belle intention pour notre compréhension, quelques fois en anglais, en allemand aussi. Choix éclectiques aussi électriques que les artistes invités, créatures nocturnes aux univers iconoclastes et au talent monstre et tapageur. Corrine, La Big Bertha, Carmen Maria Vega, L’oiseau Joli et son accordéon et Monsieur Anna Petrovna au piano. A l’unisson d’un répertoire qu’ils incarnent à vif et transfigurent. On y chante Brecht/Kurt Weil, une évidence, on revisite avec acuité le répertoire de Marlène Dietrich et de Zarah Leander. A jamais icônes queer malgré leur destin contraire. On le connaissait, oui, mais avec ceux-là et leur forte personnalité, leur sensibilité bourrue et tendresse vacharde, leur sensualité à fleur d’épiderme, on redécouvre avec émerveillement ce répertoire rebattu. Et des trésors insoupçonnés, ignorés, signés à deux mains, d’une foutre effronterie, d’une modernité troublante et irrévérencieuse signés Kurt Tucholsky/Rudolf Nelson, Friedrich Hollaender, Marcellus Schiffer/Mischa Spoliansky et quelques autres.

On y parle d’amour, de cul, de coups, du désir qui vous fouaille salement, du désamour, de tendresse (un peu), l’un n’allant jamais sans les autres et dans le désordre de vies chamboulées, embrumées d’alcool et substances illicites et prises de vertiges, se fichant comme d’une guigne des tabous et préjugés crasses. Nulle vergogne dans l’affirmation crâne de soi, je suis ce que je suis, et en soi c’est déjà politique, voire politiquement incorrecte en un temps où l’inclusion et l’universalisme battent salement de l’aile et les toujours fragiles droits acquis remis en question sous les coups de boutoir réactionnaires. Cent ans après nous en sommes encore là et le cabaret chante encore sa gueulante crépusculaire  et prémonitoire sur le même volcan éruptif.

Monsieur K. ouvre aussi un autre répertoire, plus contemporain mais dans la même droite ligne cabossée et transgressive. Nina Hagen, oui, avant qu’elle ne traverse avec fracas le mur d’Est en Ouest chantait un répertoire cabarettiste auquel elle insufflait déjà une once de subversion qui annonçait sa dissidence (Wir tanzen Tango, 1975). Et Ingrid Caven, sur des paroles de Jean-Jacques Shuhl (Trans Europ Tango, 1999), hommage sans doute à celle qui en 1977 au Pigall’s, démontrait que les braises du cabaret (berlinois) pouvaient encore s’enflammer et cramer le public.

Monsieur K est un maître de cérémonie volontiers atrabilaire, certes, esprit caustique pour cravache sifflante sur nos têtes, mais de ce cabaret il fait un antre interlope où règne la rigueur et le foutoir, l’assurance et la fragilité, la transgression et l’outrance, la folie propre au cabaret et qui lui donne toute sa saveur, sa valeur, son excellence. Espace social et politique, artistique, là, le monde comme il va n’y est pas à la porte, il y rentre avec fracas avant d’être promptement déculotté, mis à nu et fouetté en public. Et le public, complice, d’applaudir sans barguigner, voire de danser le tango.

 

*Marie-Paule Belle in Berlin des années 20

 

© Monsieur Gacq

 

Monsieur K. und, conception de Jérôme Marin

Direction musicale : Antoine Bernollin et Gérald Bazin

Chant : Monsieur K.

Piano : M. Anna Petrovna

Accordéon : L’Oiseau joli

Invité.e.s : La Big Bertha, Corinne et Carmen Maria Véga

Traduction de l’allemand : Yasmin Hoffman & Corentin Backes, Mélissa Maillo, Nadia Khedach , Ulrike Zähn

Adaptation française : Corentin Backes & Jérôme Marin, Boris Vian, Jean-Claude Hémery

 

Vu le 10 novembre 2023 au Manège, scène nationale de Reims

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