© Camille Blake
ƒƒƒ article de Nicolas Thevenot
Lorsque la lumière se fait rasante, rougeoyant coucher de soleil, ce cul émerge d’une lande de pénombre comme le V de la victoire. Montagne magique que ces Mille et Une Nuits déplacent miraculeusement et entame spectaculaire d’une forme qui n’aura néanmoins pas attendu son public pour s’ouvrir. Elle signe l’origine d’un monde dont nous sommes les contemporains décalés. Dans cette œuvre mêlant intimement danse, performance, musique, chant, et installation plastique, la dilatation merveilleuse des durées creusent ses antichambres pour chaque événement, geste, mouvement, mélopée, dans le sein d’un palais d’éternité. Se passant de mots sinon ceux devenus pures matières sonores, la proposition opératique de Sorour Darabi rejoint métaboliquement le célèbre recueil de contes par sa capacité à créer un désir qui ne cherche plus sa fin, mais est mise en mouvement perpétuel, ébranlement et dépassement du présent en livrée d’avenir. L’hyper narrativité des contes se réduit à la pointe de diamant d’un désir absolu. Et c’est déjà un exploit en soi d’offrir aux spectateurs ce panoramique sans plus d’histoires où la ronde des corps n’est plus soumise qu’à la seule élongation du temps et du vivant. Nous sommes transis de sidération. Les regards du public installé autour du carré de scène au sol noir caressent et brûlent les effigies de glaces comme les corps de chair. Sorour Darabi travaille les contraires et les contradictions apparentes, et c’est possiblement en cela que cette œuvre est la plus queer : la puissance inextinguible du désir, que l’on associe au feu dévorant, est ici troublée par une scénographie de blocs de glace, suspendus pour la plupart à des chaines, emprisonnant des cheveux en filasses, fondant sous nos yeux. Des hanches souples chevauchent sans fin une souche de glace. Des lèvres, des langues, lèchent la sève de ces stalactites de fausse éternité. Le froid est une réserve, il est un bris, mors entre les dents cambrant les dos, enfoncé jusque dans la gorge. Le lieu du désir s’apparie à une chambre froide d’où ces blocs pendent telles des carcasses dégoulinantes : la force de Sorour Darabi est de savoir créer des univers et des images opérant des surimpressions ou des palimpsestes visionnaires, où se mêlent ainsi des mémoires fantômes, celles, nombreuses, façonnées par une mode qui fut orientalisante, ou bien celle d’un bœuf écorché de Rembrandt, ou encore celle des esclaves inachevés de Michel-Ange, leurs muscles tressaillant dans l’informe du bloc de marbre. Laboureurs des formes et de l’imaginaire dans le sillon d’une éternité, les performers de ces Mille et Une Nuits impressionnent de beauté. De la même façon que la musique de Pablo Altar et Florian Le Prisé éclabousse l’espace et diffracte la mesure du temps à la façon d’un kaléidoscope, leurs corps bien que disséminés sur scène fusionnent d’une même étreinte dans les limbes du fantasme. Il y a du Sisyphe chez cette Shéhérazade démultipliée dans toutes ces chairs comme autant de reflets d’un même destin qui n’a de cesse de creuser son désir. Arrimée à cette glace la performance produit une étrange sensation d’écartèlement entre un passé gelé et la brûlure de l’instant. Plus qu’un no man’s land, ces Mille et Une Nuits fabriquent ex nihilo et avec superbe un no man’s time.
Leur prodige emprunte autant au bestiaire qu’au minéral, les êtres évoluent ici en métamorphose permanente, parfaitement dégenrés. S’ils empruntent aux postures suggestives, si les torses nus, et les fesses bien visibles et détourées dans les pantalons chaps évoquent l’univers fetish, pour autant ces corps échappent à toute réduction ou représentation établie. Art de la performance capable de réinterroger et découvrir ce que l’on voit à travers ce que l’on avait cru voir, ces Mille et Une Nuits se dépouillent de leur pesant florilège de clichés, comme des habits trop empesés laissés au vestiaire : la vision se fait embrassement et embrasement subjugués, les arabesques et volutes des bras et mains, les prodigieuses ondulations des ventres suivis de leurs torses, tout cela s’évade du signe éreinté et creuse le délice d’une absence à soi, séduit par ces figures entêtantes. Leur souveraine beauté progresse dans cette cour gelée des miracles, leur fracassante lascivité tenue à distance et en laisse. Et si Sorour Darabi, homme trans et artiste iranien installé en France depuis 2013, s’inspire d’une des œuvres les plus célèbres de la culture indo-persane, c’est encore une autre grande œuvre littéraire, réputée impossible à incarner, que l’on a cru voir affleurer, celle de Pierre Guyotat, de ses putains magnifiques, « Joyeux animaux de la misère », créatures sui generis exultant sous les coups du désirs et la lame du plaisir, éternellement renaissants de la petite mort comme de la grande, figures soumises au seul principe vital, prince de toute vie qui nous est comptée. Et l’on aimerait ici le citer en guise d’ultime hommage à ces Mille et Une Nuits : « Le monde qui s’y fait jour n’est ni à désirer ni à rejeter : il existe aussi, en morceaux séparés par la distance, dans l’humanité actuelle ».
© Camille Blake
Mille et Une Nuits, chorégraphie, conception, textes et direction artistique de Sorour Darabi
Performeurs, chanteurs, acteurs et musiciens en live : Aimilios Arapoglou, Li-Yun Hu, Lara Chanel, Felipe Faria, Sorour Darabi, Pablo Altar, Florian Le Prisé, Ange Halliwell
Composition musicale : Pablo Altar, Florian Le Prisé
Coach vocal : Henry Browne
Création lumières : Shaly Lopez
Directeur technique : Jean-Marc Ségalen
Scénographie : Alicia Zaton d’après une idée originale de Sorour Darabi
Sculptures sur glace : Samuel Girault – Ice and Art
Costumes : Anousha Mohtashami
Durée : 2h
Public debout
Effets stroboscopiques et volume sonore élevé (bouchons d’oreilles à disposition du public)
Du 16 au 19 octobre 2024, à 19h sauf samedi à 20h
Dans le cadre du Festival d’Automne
Pavillon Villette
30 Av. Corentin Cariou
75019 Paris
Tél : 01 40 03 75 75
www.lavillette.com
comment closed