© Christophe Raynaud de Lage / Festival d’Avignon
ƒƒ article de Emmanuelle Saulnier-Cassia
Incontestablement, le travail sur les corps est ce qui fascine Bashar Murkus. L’année dernière, avec Le Musée, il avait déjà exploré cette obsession pour la chair, les muscles, les articulations, en imposant aux spectateurs médusés, dans la petite salle de chapelle des pénitents blancs une scène de torture. Avec Milk (créé en Palestine en juin) c’est à une autre forme de torture visuelle que le public est exposé. Dans la grande salle de L’Autre scène du Grand Avignon, l’artiste palestinien montre qu’il sait également travailler avec brio les grands plateaux et jouer l’alternance de scènes que l’on peut qualifier d’intimistes avec des tableaux occupant tout l’espace scénique.
Autant dans Le Musée, la parole était très présente, et même essentielle entre le terroriste et son « geôlier », autant dans Milk elle est absente. Le spectacle n’est pas pour autant silencieux, loin de là, mais le verbe a disparu, comme s’il ne pouvait plus s’exprimer, comme si dans ce désastre, le langage n’avait plus de sens. Le langage est mort car ce ne sont que des corps sans vie qui nous entourent. Et même quand les femmes se mettent face au public avec des micros sur pieds et que l’on s’attend à une explication ou tout du moins un chant, leur silence en dira bien plus long.
La signification du titre de la pièce Milk semble évidente, aussi bien littéralement dans sa traduction de l’anglais que dans son illustration sur le plateau : le lait. Le lait va couler à flot des (faux) seins des femmes, cinq femmes qui entrent sur scène en tenant des grands mannequins comme on en trouvait dans les vitrines des magasins, mais aussi dans les études en médecine, et qui vont arroser les mannequins de ce lait qui déborde, car il aurait dû les nourrir.
Mais en arabe, milk fait également référence à la propriété, double sens donc, plus subtile qui se dégage dans le rapport de ses femmes avec les mannequins plus grands qu’elles, les secouant dans leurs bras comme des nouveaux nés, jusqu’à entrer dans une transe de douleur et de tristesse.
Ces femmes, ces mères, ne portent pas le deuil de leurs enfants, car elles n’ont pas fait le deuil, car une mère ne peut pas faire le deuil de son enfant, qu’il lui ait été emporté par la guerre, la maladie, une catastrophe climatique. Elles continuent à vivre avec l’enfant perdu, dont la figure allégorique sont ces mannequins qu’elles traînent partout avec elles, empilent, dorlotent, cajolent.
Des femmes déplacées aussi au gré des tourments du monde. Le plateau évolue sans cesse durant l’heure et les vingt minutes de représentation, avec la manipulation de plusieurs dizaines de rectangles noirs, sortes de tatamis qui recouvraient initialement le sol, qui vont servir tour à tour de montagne, rempart, tombeau, et dont la manutention fait penser autant à Sisyphe qu’à Phia Ménard (dans sa Trilogie des Contes immoraux).
Des femmes qui s’adaptent en gardant le souvenir, jusqu’à ce qu’une autre femme, pleine de promesses car enceinte, arrive avec une réserve de végétaux, et les fassent renaître à la vie et oublier un temps leur perte. Mais le désastre n’est jamais loin, les unes abandonnent l’autre qui accouchera dans une scène superbe, seule tout en haut de la montagne de son enfant que l’on devinait d’une force et stature surnaturelle à la taille de son ventre. L’enfant-homme sort de ses entrailles, rampe, se met debout, détache le cordon ombilical qui le reliait encore à sa génitrice qui semble avoir perdu la vie dans cette épreuve.
Le géant orphelin comblera sa carence affective en position fœtale sur les genoux de chaque mère, offrant à chacune ce qui lui manque, dans un chemin répétitif, qui semble ne pouvoir finir que par épuisement. Esthétiquement, l’effet est superbe. L’élément liquide (eau du déluge qui a coulé plus tôt, mélangé au lait des mères et au sang de l’homme) jaillit dans les déplacements effrénés de cet enfant-homme. Et quand le rythme ralentit, quand une pause éclairée comme un tableau de Delacroix, ou plutôt de Géricault (un instant on pense au Radeau de la méduse) semble signer la fin, le désastre renaît. On est presque déçu, on aurait aimé applaudir sur cet épilogue compréhensible et peut-être surtout qui offrait un espoir, mais c’eut été trop facile. « Comment un désastre apparaît-il. En un instant. Comment finit-il ? Il ne finit jamais. » nous enseigne Bashar Murkus qui n’a que trente ans cette année…
© Christophe Raynaud de Lage / Festival d’Avignon
Milk, de Bashar Murkus
Conception et mise en scène : Bashar Murkus
Dramaturgie : Khulood Basel
Musique : Raymond Haddad
Scénographie et costumes : Majdala Khoury
Lumière : Muaz Al Jubeh
Accessoires : Khaled Muhtaseb
Assistanat à la mise en scène : Abed Al Jubeh
Avec : Firielle Al Jubeh, Eddie Dow, Samera Kadry, Shaden Kanboura, Salwa Nakkara, Reem Talhami, Samaa Wakim
Durée 1 h 20
Jusqu’au 16 juillet, 15 h
L’Autre-Scène Grand Avignon
Avenue Pierre de Coubertin
Vedène
comment closed