© Emmanuel Valette
ƒƒƒ article de Nicolas Thevenot
C’est une petite cave aux murs de pierre, voûtée. Ses dimensions, réduites, sont probablement comparables à celles de la chambre qu’occupe Victor Bâton, le narrateur du roman d’Emmanuel Bove, Mes amis, publié en 1924. Apparaît sur un linteau un visage grossièrement sculpté dont les traits, émoussés par le temps, en sont réduits à faire signe, sans pouvoir plus signifier grand-chose. D’autres visages sur des cartons blancs, à gros traits noirs, caricatures ou dessins d’enfants, sont suspendus à un fil ou appuyés au pied des murs. Le sol est recouvert de petites plaques couleur or, l’espace et la lumière s’y tiennent serrés comme un dos chauffé au soleil.
D’emblée on entre de plain-pied dans cette chambre, à l’instar des tous premiers mots du roman d’Emmanuel Bove dont la lecture frappe dès l’entame : « Quand je m’éveille, ma bouche est ouverte. » On pénètre une intimité. On assiste à un récit auquel on imaginerait ne pouvoir accéder qu’à la dérobée, tant les mots tranchent par leurs caractères d’immédiateté, de vérité instantanée. Dans le vif. Emmanuel Bove écrit, parle depuis le nu de la vie, s’adresse à chacun en dépouillant les mots de leur gonflement de grenouille, de leur harnachement social. Victor Bâton ne travaille pas, et vit de peu, c’est-à-dire de rien. Comme il le dit avec le luxe de la précision : « les journées sont longues quand on n’a rien à faire, surtout quand on n’a que quelques francs. » Et pourtant, ces journées, Victor Bâton les remplit à sa façon, les fait déborder même : de mille inquiétudes, d’aguets intranquilles, de désirs incessants, de joies éphémères, d’angoisses renouvelées, de scénarios infinis. Tout cela, nourri d’une seule et même obsession, se trouver un ami.
Emmanuel Bove, par le truchement de Victor Bâton, se fait peintre de la vie moderne croquant ses personnages à la manière d’un Constantin Guy, capable en quelques mots de révéler les figures morales autant que physiques de cette société de l’après-guerre, de celles du peuple jusqu’à celles de l’élite. Cueillant le singulier, le particulier, il embrasse et brosse pourtant un univers, une époque. Victor Bâton est un observateur. On est touché d’entendre ce texte aux Déchargeurs, dans ce quartier des Halles, le ventre de Paris (quand bien même le roman d’Emmanuel Bove n’y est pas situé), car il fait résonner les pierres de leur passé de carrefour de la vie parisienne, d’estaminets enfumés, de petites gargotes où se pressait une foule aujourd’hui disparue.
Airy Routier est l’artisan de cette adaptation et mise en scène, il porte ce texte unique avec une indiscutable virtuosité. Il progresse sur cette ligne de crête instable où l’on ne cesse de basculer, sans même s’en rendre compte et pour notre plus grand plaisir, du récit narratif à la scène jouée dans une actualisation performatrice nous rendant témoin du frêle instant d’une rencontre, de la fragilité d’un regard, d’un mot de trop, d’une maladresse irréparable. Le temps devient multiple, hétérogène, se distendant en gros plans psychologiques pour se raccourcir en ellipses narratives.
A l’économie des mots de l’auteur, répond la juste parcimonie des effets calculés et mesurés de l’acteur. Airy Routier peint, en quelques gestes simples, en une miniature éloquente et fouillée, cette vie de Victor Bâton qu’il endosse : se déchausser, se rechausser, tapoter sur l’assise d’une chaise, changer d’angle, se tenir en retrait, s’avancer, se déporter, baisser la tête, la relever… la poésie des gestes simples de plateau se fait l’écho de la simplicité recherchée de l’écrivain. Airy Routier possède surtout cette souplesse d’élocution, cette détente dans la présence sans pourtant rien perdre de son acuité, l’œil brillant, qui lui donnent le pouvoir de se fondre dans les mots et les situations avec l’aisance du caméléon. Et, de façon vertigineuse, de mettre en abyme dans son propre jeu d’acteur le jeu psychologique et social du narrateur, dont lui-même, Victor Bâton, n’est pas dupe. Une sorte de transparence radicale du personnage à lui-même qui ne semble possible sur un plateau que par une autre transparence, celle de l’acteur, laissant au public le soin de plonger à travers lui dans l’esprit de Victor Bâton. C’est d’ailleurs une des beautés de Mes amis que d’y voir mêlé figure littéraire et geste d’acteur dans une indécidable chimère : les mots portés par l’acteur fabriquent de l’incarnation et tout à la fois s’en écartent, comme un double tenu à distance.
Si Victor Bâton échoue dans sa recherche d’amis, s’il y a une sorte d’incommunicabilité qui se fait jour dans ses échecs successifs comme une malédiction ironique de l’homme réduit à la solitude de l’être, c’est pourtant, bien au contraire et paradoxalement, la plénitude d’une rencontre, le sentiment heureux d’une communauté naissante qui s’emparent de nous : Mes amis réitère et atteint la promesse du théâtre, cette amitié d’un genre unique capable de lier des inconnus.
© Emmanuel Valette
Mes amis, d’après le roman d’Emmanuel Bove
Adaptation, mise en scène et jeu : Airy Routier
Lumière : Emmanuel Valette
Durée 1 h 15
Du 04 octobre au 23 novembre 2022
Les mardis et mercredis à 19 h 15
Les Déchargeurs
3, rue des Déchargeurs
75001 Paris
Réservation : +33 1 42 36 00 50
comment closed