© Bea Borgers
ff article de Denis Sanglard
La performeuse Sarah Vanhee remonte la généalogie des femmes de sa famille. Mémé et Oma ses deux grand-mères, deux paysannes de Flandre, deux destins de femmes invisibilisées par le patriarcat. Interdites d’éducation, dévolues au travail, aux travaux domestiques, à la sexualité sans consentement, à la reproduction subie et l’éducation des enfants. Femmes taiseuses, sans amour, aux corps épuisés, aux destins contrariés. Une souffrance tue empesée de silence. Sarah Vanhee fait acte de réparation, un hommage sensible convoquant sur le plateau le fantôme de ses grand-mères pour comprendre la douleur, les souffrances familiales, ces traumas invisibles qui traversent les générations, hérités de mères en filles. Seulement ici il n’est question que de réparer, de nouer le passé au présent, au futur également, geste d’apaisement et de réconciliation. La présence en vidéo du fils de Sarah Vanhee, qui n’a jamais connu ces femmes est un moment d’une douce émotion qui voit cet enfant inventer une cérémonie pour les convoquer, rompre en quelque sorte l’absence en creux de ces femmes dont il ne connaît rien, ou que par le récit forcement partiel de sa mère. Bientôt il leur fait visiter l’appartement qu’il occupe, sa chambre, leur offrant ces jouets les plus chers. S’inscrivant ainsi, lui aussi et de façon tangible et symbolique dans un héritage familiale, projetant celui-ci dans l’avenir. La richesse de cette mise en scène inventive et épurée tient en peu de choses. Une simplicité de moyen qui laisse toute la place au récit. Une simple robe descendue des cintres pour évoquer Mémé. Quelques poupée de chiffons que l’on sort d’un sac, chacune portant le prénom des 9 enfants de Mémé dont la mère de Sarah Vanhee et d’autres encore pour les petits-enfants. Geste qui n’est pas sans évoquer celui des semeuses ou des glaneuses, métonymie de ce que furent leur condition. Poupées aux contours flous comme bientôt effacés par le temps mais dont la présence fantomatique sur le plateau prend une étrange et poétique réalité. Un théâtre d’ombre aussi pour illustrer la vie d’Oma qui rêvait d’un autre destin. Un brouillard épais envahissant le plateau, celui matinale des campagnes mais subtile évocation des silences têtus qui entourent ces femmes et leur condition, les vouant à l’invisibilité. Ou des non-dits aussi, comme celui qui entoure Oma et ces séjours en hôpital pour dépression, qu’on n’appelait pas encore ainsi, les électrochocs subis, refusant d’entendre la douleur profonde due à sa condition. Sarah Vanhee déroule un récit familiale et intime qu’elle fictionne volontairement, poétise avec raison, lui donnant ainsi une portée plus générale et politique, universelle. Et il y a cette dernière séquence, la dernière image, une séquence peut être un peu trop longue mais qu’importe tant la sincérité et la nécessité l’emportent, où Sarah Vanhee installe confortablement deux grandes poupées de chiffons, Mémé et Oma, avec qui elle entame un dialogue, celui qu’elles n’ont jamais eu sans doute, que Sarah Vanhee aurait aimé avoir certainement, partageant ses lectures, romans et traités féministes qui déterminent sa vie aujourd’hui et éclairent cette performance. On mesure alors l’écart irréductible qui les sépare et l’importance du devoir de mémoire. A l’heure où les droites extrêmes et les extrêmes droites arrogantes remettent en question les droits des femmes, on songe à Simone de Beauvoir, « rien n’est jamais définitivement acquis. Il suffira d’une crise politique, économique ou religieuse pour que les droits des femmes soient remis en question. Votre vie durant, vous devrez rester vigilantes. » C’est à cette vigilance, à l’aune de l’histoire de Mémé et Oma, qu’appelle cette création qui derrière sa douceur masque mal l’histoire pérenne de la violence faite aux femmes.
© Bea Borgers
Mémé, conception, texte et performance de Sarah Vanhee
Décor et scénographie : Toztli Abril de Dios
Son : Ibelisse Guardia Ferragutti
Regard extérieur : Christine de Smedt
Performance à l’écran : Leander Polzer Vanhee
Technique : Geeraard Respeel, Babette Poncelet
Avec la précieuse contribution de la famille Vanhee-Deseure
Spectacle dédié à Margaretha Ghyselen et Denis Desaever
Du 29 novembre au 6 décembre 2023 à 19h30
Le samedi à 18h, relâche le dimanche
Théâtre de la Bastille
76 rue de la Roquette
75011 Paris
Réservations : 01 43 57 42 14
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