© François Passerini
ƒƒ article de Denis Sanglard
Création hybride, entre théâtre, musique et cirque, Mazùt prend des chemins buissonniers, sentiers de traverses poétiques pour enchanter le morne quotidien de deux employés qui sans doute rêvaient d’autre chose que de plier et déplier, photocopier et tamponner des cartes de géographie, de cadastre, sur des bureaux récalcitrants. Rêver par exemple d’être un cheval, s’ébrouer, galoper… Ce qui commence par des tâches ordinaires et des relations courtoises bascule doucement, insensiblement vers un univers de moins en moins maîtrisé où les sentiments s’exacerbent, où même votre corps ne répond plus, prenant la tangente sans vous demander votre avis. Quand il ne se métamorphose pas, devenant cet équidé rêvé, centaure à la tête de carton-pâte, pour une chevauchée qui se voudrait sans doute sauvage. L’espace lui-même folâtre, prompt à se transformer, grotte, montagne ou immense voile de papier flottante, cartes encollées pour que naissent de drôles de pérégrinations, voyages intérieurs que l’on traverse en dansant, pas de deux collé-serré aux rythmes capricieux et mélodique des gouttes d’eau – le plafond ne cesse d’avoir des fuites – faisant des claquettes (signalons cette partition aquatique originale et ingénieuse) auxquelles on s’accorde, épousant ce rythme aléatoire. Où juchée sur les épaules de son partenaire, en équilibre précaire, se prendre pour une géante, dominer le vaste monde circonscrit à cet espace quotidien. Les dialogues réduits à la portion congrue de la banalité, politesse coutumière, s’évanouissent bientôt, la voix prend son envol pour quelques pures mélodies avant de n’être plus qu’un cri âcre et libératoire d’une étrange et glaçante animalité. Les corps, eux, parlent et ne mentent pas qui trahissent des élans insoupçonnés, chuchotent, expriment l’inavouable, le désir et l’amour naissant, la solitude aussi, l’envie d’ailleurs. La trame narrative est un peu lâche, c’est vrai, c’est un coq-à-l’âne, un marabout-bout-de-ficelle où l’épuisement d’une idée poussée jusque son retranchement engendre sa métamorphose. On caracole ainsi d’une image à l’autre, d’un tableau à l’autre, rétif à toute logique ou simplement celle propre aux rêves agités et somnambuliques d’un inconscient débridé jamais en repos. Il faut se laisser porter par ces deux-là, se laisser emporter par cet imaginaire qui s’autorise la digression jusqu’à se perdre avec bonheur en route. Il y a du Jacques Tati en eux, du Chaplin aussi qu’une fine moustache d’encre involontaire souligne comme un hommage, qui du quotidien font un univers de chausse-trappe où tout dérape, vous échappe mais dont ils font matière pour une rêverie, une utopie toute personnelle. Des idées, il y en a à la pelle et réalisée avec trois fois rien, fragiles, drôles, belles et toutes simples, avec ce côté bricolo, un bel artisanat, jusqu’au changement à vue, qui lui donne tout son charme mais surtout n’oblitère pas le talent dingue de ces deux artistes, circassiens, chanteurs, danseurs, lunaires, et plus encore, et tout à la fois, lesquels avec rien d’autre que leur présence singulière (et une sacré équipe ayant oeuvré à sa conception, il faut le dire) vous plonge dans une atmosphère hallucinatoire, un précipité poétique où tout peut arriver sauf l’ordinaire.
© François Passerini
Mazùt, de et mise en scène de Camille Decourtye et Blaï Mateu Trias (compagnie Baro d’Evel)
Avec : Julien Cassier et Valentina Cortèse
Collaborateurs : Benoît Bonnemaison-Fitte, Maria Muñoz et Pep Ramis
Création lumière : Adèle Grépinet
Création sonore : Fanny Thollot
Création costumes : Céline Sathal
Travail Rythmique : Marc Miralta
Ingénieur gouttes : Thomas Pachoud
Construction : Laurent Jacquin
Régie lumières et régie générale : Louise Bouchicot
Régie son : Thimothée Langlois
Régie plateau : Cédric Bréjoux
Du 22 mai au 2 juin 2024
Du mercredi au samedi à 20h
Mâtinée les dimanches à 16h
Durée 1h05
Théâtre des Bouffes du Nord
37(bis) boulevard de La Chapelle
75010 Paris
Réservations : 01 46 07 34 50
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