© Mathilde Delahaye
ƒƒ article de Nicolas Thevenot
La scène est un grand rectangle blanc. La danseuse en fuseau noir s’inscrit dans le contraste du mouvement et de l’immobilité, du noir et du blanc. Tout cela sous le regard d’une spectatrice invitée à s’asseoir sur le plateau. Anna Chirescu va danser pour elle, elle le lui dit, dans les perspectives que trace son point de vue, assise dans cet axe, pareil au point fixe d’une caméra. Maya Deren ne fait pas dans la bio, mais nous transporte immediate boarding sur un chemin de travers assez inattendu : une reprise de la danse de Beyoncé dans son clip Single ladies. Outre que cette entrée rafle la mise par son énergie et par ce qu’elle embrasse d’éminemment populaire, elle opère un trait d’union inattendu entre une personnalité contemporaine ultracélèbre, figure de l’industrie musicale et Maya Deren, réalisatrice de cinéma expérimental et chorégraphe américaine, née en 1917 en Ukraine. Maya Deren inventa une nouvelle discipline, révolutionnaire : la vidéodanse. Le clip musical (dont Single ladies) peut être considéré comme l’un de ses avatars.
Quand la danse est une traversée de l’espace, la vidéodanse est une traversée de l’espace et du temps, pour reprendre les mots d’Anna Chirescu citant elle-même Maya Deren, par le miracle du montage. Daphné Biiga Nwanak et Baudouin Woehl compose cette pièce éponyme comme une expérimentation du regard sur les corps et des corps sur le regard. Si sa première partie formalise ce regard caméra (que l’on retrouve effectivement de bout en bout dans le clip de Beyoncé) en mettant en scène cette spectatrice-focale, la deuxième partie fonctionne par inversion, Daphné Biiga Nwanak s’instituant elle-même caméra et c’est le monde alentour, y compris le public, qui se fait image, objet du regard. Reprenant les fécondes théories de Maya Deren, elle nous rappelle que la révolution des esprits adviendra lorsque l’on fera corps avec la caméra. Il y a une sorte de littéralité dans la traduction scénique que propose Daphné Biiga Nwanak et Baudouin Woehl de cette théorie, produisant une sorte de corps-danse robotique articulé par le regard. Mais c’est finalement une manière efficace de rendre tangible ce qui ne saurait être autrement vu. On l’aura compris, Maya Deren est un projet spectaculaire pleinement réflexif, nous invitant à aller y voir, interrogeant notre rapport aux images sans jamais pour autant perdre de vue l’expérience spectaculaire immédiate. Par ce parcours sensible et théorique à la fois où la performance en train d’avoir lieu devient elle-même objet de son étude, on est progressivement envahi par la troublante et vertigineuse sensation que ce qui a cours et ce à quoi l’on assiste ne saurait être mieux saisi qu’en le rapprochant de ce que l’on nomme sortie de corps (ou out-of-body expérience) : Maya Deren force les règles de l’optique spectaculaire et, délicieusement ironique, flirte avec une subtile hallucinatoire. Et puis, dans cette mise à nue de la manière dont les images nous possèdent, dans cette invocation constante de la figure tutélaire de Maya Deren, dans cette mise en perspective d’un présent et d’un vivant nourri des pensées de cette défunte, flottent non seulement le fantôme de l’avant-gardiste, mais plus généralement l’idée que, oui, les spectacles sont les vaisseaux fantômes de ceux qui précédèrent, qu’ils sont eux-mêmes le véhicule d’innombrables formes sédimentées par les siècles, qu’il y a quelque chose de paranormal dans cela, chaque spectacle transportant sa cohorte de revenants, et que c’est peut-être ce dialogue impossible que l’on vient renouer avec désir chaque soir.
© Mathilde Delahaye
Maya Deren, mise en scène, dramaturgie, texte et costumes de Daphné Biiga Nwanak et Baudouin Woehl
Avec : Daphné Biiga Nwanak et Anna Chirescu
Assistanat à la mise en scène : Wanda Bernasconi
Scénographie : Arthur Geslin
Création lumière : César Godefroy
Création son et régie générale : Foucault De Malet
Régie son : Jessica Manneveau
Répétiteur caméra : Ferdinand Flame
Répétitrice voix : Déborah Bookbinder
Conception costume académique : Catherine Garnier
Du 29 février au 4 mars 2024 à 19h sauf samedi à 20h et dimanche 18h.
Durée 1h15
T2G / Théâtre de Gennevilliers
41, avenue des Grésillons
92230 Gennevilliers
Réservations : Tél : 01 41 32 26 10
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