Agenda, Critiques, Evènements // mauvaise, de debbie tucker green, mis en scène par Sébastien Derrey au T2G Théâtre de Gennevilliers

mauvaise, de debbie tucker green, mis en scène par Sébastien Derrey au T2G Théâtre de Gennevilliers

Déc 28, 2020 | Commentaires fermés sur mauvaise, de debbie tucker green, mis en scène par Sébastien Derrey au T2G Théâtre de Gennevilliers

 

 

© Christophe Raynaud de Lage

 

ƒƒƒ article de Nicolas Thevenot

Il y a de ces petites musiques entêtantes, comme un caillou dans la chaussure. Ici, un cantique emplissant l’obscurité du plateau : voix enregistrée bientôt mêlée à la même voix, cette fois en live, acoustique, émergeant des coulisses. D’emblée, faire l’expérience d’un passé — l’enregistrement — qui se confronte à son présent, ce chant en direct ; ressentir combien ce qui fait bloc, ce qui a acquis la rectitude du marbre, s’effrite subtilement en se réactualisant dans le souffle de l’immédiateté.

Comment le présent s’y prend pour équarrir ce passé qui ne passe pas, voilà ce qui fait œuvre avec mauvaise de debbie tucker green* mis en scène par Sébastien Derrey : comment le temps échu se fissure sous les coups de boutoir de la parole d’une fille, comment un crime perpétré hors champ, déporté dans un temps révolu, enfante au plateau d’une révolution. Et c’est puissamment théâtral !

mauvaise charrie cris et déchirements, disloque la cellule familiale avec grand fracas, dans un tremblement qui pénètre les corps même les plus immobiles en apparence. Avant que cet effondrement n’ait lieu sur scène, il y eut dans cette histoire de famille un long silence. Un silence comme une mauvaise herbe, capable un jour de faire éclater la pierre. Un silence, dont persiste la trace au plateau, tel un repentir en peinture. A force de se réverbérer entre quatre murs, il a fini par faire exploser la parole « parce que le silence, lui aussi, a un écho, plus profond et plus long que les réverbérations de n’importe quel son » me glisse Salman Rushdie (Les enfants de minuit). Recouvrant de sa chape délétère l’évènement primordial — l’inceste, il opère au sein de la famille comme un non-dit, et s’assume comme un non-lieu sauf pour celle qui l’a subi.

La puissance de mauvaise réside dans sa précipitation, au sens cinétique mais aussi chimique, le propre de cette réaction étant d’altérer profondément les êtres mis en présence, rendant visible ce qui était jusqu’alors invisible, incompris. La pièce tranche dans le vif, taille le réel en pièces, escamote scènes d’exposition, explications, développements, produisant une sorte de temps resserré à la densité de diamant, brillant de mille affects, à la brièveté du couperet, alors même que l’immobilité et le minimalisme de la scénographie (deux cloisons latérales, et des chaises), l’absence d’entrée et sortie, produisent la sensation d’un moment unique se dilatant à l’extrême, hors de toute narration. Expérience profondément troublante pour le spectateur. Le régime de mauvaise est celui de la révélation, et pour le spectateur celui de la sidération de chaque instant.

mauvaise est aussi une machine à remonter le temps. Non pas simplement en faisant affleurer les traces enfouies sous le limon de l’enfance, comme l’archéologie sait le faire, mais surtout en scandant, en montant le temps dramatique comme des plans de cinéma, cut, couturés de fondus au noir. Comme des blocs de pierre détachés de la montagne familiale.

Les scènes sont prélevées directement dans la chair du présent, profondément innervée. Processus in vivo, à fleur de peau. Le passé ne remonte pas comme une image d’archive mais est bien une chose vivante, agissant dans l’ici et le maintenant des êtres présents (écrivant cela, je pense à Jacques Lanzmann). Le plateau progresse en reculant, rendant inopérant les directions temporelles habituelles, tel un ruban de Mœbius.

Il faut aussi parler de la langue de debby tucker green, montée pour la première fois en France grâce à Sébastien Derrey, et rendre grâce aussi au travail remarquable de traduction qui accompagne ce projet. Cette langue nous percute littéralement, tant elle est ramassée, comme une boule de nerfs, saillante de toute part, jamais bavarde, au contraire : d’une rigoureuse acuité ; elle déferle comme une matière organique, sculptant le souffle de la parole, s’imprimant dans les corps, balançant ses répétitions comme autant de coups de pioche. C’est une langue-monde, inventant des mots, des rythmes, comme irriguée d’une source ancestrale et pourtant viscéralement contemporaine, s’apparentant à un rap sauvage. Sa singulière poésie projette le texte très loin de ses attendus sociologiques. Flotte au-dessus un parfum presque biblique.

Enfin, il faut reconnaître l’efficacité du geste politique de debby tucker green exigeant, pour accorder ses droits, que le texte soit distribué exclusivement à des comédiennes et comédiens noirs. Non pas que le texte de la pièce l’imposerait en soi, mais cela amène de facto sur un plateau de théâtre des personnes qui généralement y sont beaucoup plus rarement présentes. Cette moindre visibilité résultant, pour qui ouvre bien les yeux, de mauvaises raisons, systémiques, dans le secteur culturel comme dans tous les autres de notre société.

Ils sont tous les six, Océane Caïraty, Nicole Dogué, Jean-René Lemoine, Bénédicte Mbemba, Josué Ndofusu Mbemba, Séphora Pondi, magistraux de précision, de justesse, de force, de vie, ciselant individuellement et collectivement, avec un indéniable art de la mesure, ce texte aux accents musicaux. Leur engagement sur cette ligne de crête participe magnifiquement à la réussite du projet.

Relisant Georges Didi-Huberman j’y trouve ces vers tirés d’un poème de Brecht :

« Bornez-vous donc à détacher

L’instant, sans cacher

Ce dont vous le détacher »

mauvaise dans la mise en scène de Sébastien Derrey s’y attelle avec une rare intelligence.

 

* debbie tucker green tient à ce que son nom et le titre de ses œuvres soient orthographiées en minuscules.

 

 

© Christophe Raynaud de Lage

 

 

mauvaise de debbie tucker green

Traduction : Gisèle Joly, Sophie Magnaud, Sarah Vermande.

Texte traduit et publié aux éditions Théâtrales, avec le soutien de la Maison Antoine Vitez

Mise en scène : Sébastien Derrey

Avec Océane Caïraty, Nicole Dogué, Jean-René Lemoine, Bénédicte Mbemba, Josué Ndofusu Mbemba, Séphora Pondi

Collaboration artistique : Nathalie Pivain

Son : Isabelle Surel

Lumière : Christian Dubet

Scénographie : Olivier Brichet

Costumes : Elise Garraud

Administration : Silvia Mammano

Régie générale : Pierre Setbon

 

 

Spectacle vu le 16 décembre 2020 lors d’une présentation presse et professionnelle au :

T2G Théâtre de Gennevilliers – Centre Dramatique National

41 Av. des Grésillons, 92 230 Gennevilliers

Tél. 01 41 32 26 10

www.theatredegennevilliers.fr

 

Du 18 au 27 janvier 2021 (dates et horaires à confirmer)

Théâtre National de Strasbourg

1 Avenue de la Marseillaise, 67 000 Strasbourg

Tél. 03 88 24 88 00

www.tns.fr

 

 

Be Sociable, Share!

comment closed