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Mascarades, de Betty Tchomanga, au Théâtre de la Bastille, Paris

Mar 26, 2024 | Commentaires fermés sur Mascarades, de Betty Tchomanga, au Théâtre de la Bastille, Paris

 

© Queila Fernandez

 

ƒƒƒ article de Nicolas Thevenot

Il n’y a de danse que possédée. J’emprunte l’assertion à Maya Deren, découverte à travers le récent spectacle éponyme de Daphné Biiga Nwanak et Baudouin Woehl. Parmi tous les sens possibles, Mascarades, de Betty Tchomanga choisit le plus littéral qui soit, le plus radical aussi, par une incarnation pleine jusqu’au débordement. Où il serait même impossible, prima facie, de poser des limites. Le rituel de possession met en crise la question de la propriété. In fine la question de l’identité. Car qu’est-ce que soi-même quand on n’est plus le même ? Betty Tchomanga incarne la divinité vaudou Mami Wata. En cela elle trouble le principe de représentation dans ce qu’elle charrie de conventions implicites et charge électriquement le rapport entre scène et public. Ainsi de son apparition, qui serait comme la découverte d’une présence que nous n’aurions pas remarquée jusque-là, en périphérie de notre champ de vision, et qui soudainement aspirerait toute notre attention. Alors que les portes de la salle ne sont pas refermées, alors que des bribes de conversations, des ronflements de moteurs actant la vie hors ses murs, se font encore entendre, s’immisce un chant lancinant, une plainte qui hésiterait entre le malheur et le bonheur de ce monde, déchirant les faux-semblants de la banalité. Suivra une silhouette fantomatique, à peine discernable, dans l’obscurité du plateau. Cette entrée en matière, assez stupéfiante, nous prenant au dépourvu, avouons-le, nous renvoyant à ces rencontres éphémères, subies, avec ces autres tristes et pauvres hères, blafards, drogués, crackeux, aux bordures de nos vies urbaines. En suggérant cette proximité, Betty Tchomanga joue de cette ambiguïté et déjoue le piège de l’exotisme : il n’est absolument pas question d’une quelconque reconstitution de rituel vaudou devant un parterre de touristes blancs.

Mouvements syncopés, contorsions du corps, torsions faciales, yeux révulsés : nous reconnaissons ces traits sans pourtant les connaître. Quelque chose ici dénie ce qui ferait le génie autoproclamé de notre modernité, de notre occident. Puissant refoulement de cette prétention européocentrée. Cette danse d’un dérèglement de l’ordre du monde (ou de l’ordre d’un monde mis en coupe réglée), du dévoiement de l’ordre des corps, rationalisés pour mieux servir, cette intrusion du sauvage dans le policé, de l’animal dans l’humain, elle est une danse de résistance, elle est une offense à la bienséante fiction de l’exploiteur. Betty Tchomanga a écrit avec précision ce solo : la force de son incarnation n’a d’égale que l’exactitude de son écriture scénique. Ses cris n’ont de sens que parce qu’ils sont le contraire même d’un lâcher prise ou d’un abandon. Aucune improvisation mais une prise de position. Depuis cet autel qui n’exclut pas non plus le dispositif spectaculaire, bien au contraire, la danseuse porte haut et fort et magistralement ce masque grimaçant où ne se reflètent que nos propres peurs et nos désirs prédateurs, cette figure du vaudou réputée représenter la tension entre Afrique et Europe. L’acte se supporte lui-même, il n’a que faire d’une possible résolution, il est d’abord son propre nœud tordant ce corps. Vouloir le résoudre serait tordre le cou au passé, faire fi du présent. Mascarades nous promet un rituel comme pour mieux mettre à nu les liturgies rances de nos regards, les œillères de nos histoires. Mascarades est un artefact quand bien même il prendrait racine par une possession. Et c’est en cela qu’il est capable de créer son espace de liberté au-delà du capitalisme racial qui persiste à soumettre nos pensées.

 

© Queila Fernandez

 

 

Mascarades, conception et interprétation de Betty Tchomanga

Création lumières : Eduardo Abdala

Création sonore : Stéphane Monteiro

Regard extérieur : Emma Tricard et Dalila Khatir

Consultante travail vocal : Dalila Khatir

Régie son : Stéphane Monteiro

Régie lumières : Eduardo Abdala

Durée : 45 minutes

 

Du 21 au 26 mars 2024 à 20h, sauf le 23 mars à 18h, relâche le dimanche 24

 

 

Théâtre de la Bastille

76 rue de la Roquette

75011 Paris Métro Bastille

 

Tél : 01 43 57 42 14

https://www.theatre-bastille.com

 

 

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