© Pauline Le Goff
ƒƒƒ article de Nicolas Thevenot
Fake ou artefact, capitaine ? S’agissant de Mars exploration, le second terme pourrait bien relever des deux sens qui lui sont prêtés : à la fois biais artificiel affectant l’étude de phénomène naturel et production artistique proprement dite. Victor Inisan élabore en effet sa proposition théâtrale à partir d’archives de la CIA, déclassifiées et mises en ligne en 2018, couvrant un vaste programme de recherche dénommé StarGate. Et l’on assiste, avouons-le, ébahi, par les moyens économes et prodigieux du théâtre, à la réactivation de l’une de ces séances expérimentales de parapsychologie convoquant en 1984 Joseph McMoneagle, militaire blessé de la guerre du Vietnam et entrainé aux techniques médiumniques, et Robert Monroe, son instructeur. Pour cette mission de « vision à distance », l’objectif n’est rien moins que la planète Mars, la période envisagée, au doigt mouillé, 1 million d’années avant J-C.
Si Mars exploration exhibe le pitch idéal d’une culture pop à même de séduire les foules, il a bien des allures de cabinet de curiosités tant son objet en possède la singulière rareté, mais aussi cette étrangeté matinée de désuétude, et tant il semble l’épingler avec un soin presque maniaque, la mise en scène comme un impeccable écrin. Au-delà du regard critique et ironique qu’un tel programme scientifique ne manque de susciter, par-delà ce qu’il peut révéler de notre rapport à la science et du lien secret, informulé, qui la relie à la science-fiction, Mars exploration met en jeu, expérimente, et en cela est passionnant, les questions esthétiques de distance et d’incarnation, de croyance et de vraisemblance, de réel et d’illusion. Dans une étonnante mise en abyme, vérité et leurre se reflètent dans le miroir du vrai et du faux théâtral. La représentation se trouble de l’émotion d’une technicité factice. Le double de ce théâtre est le double fond de notre dévotion au « solutionnisme » scientifique.
A travers une approche scrupuleuse de l’archive, s’en tenant strictement au verbatim des échanges tenus entre Joseph McMoneagle et Robert Monroe, Victor Inisan opère une direction d’acteur visant à dégager et matérialiser les traits psychologiques latents du texte retranscrit. C’est un travail d’enveloppe, de détour et découpe de silhouettes, par un jeu délicat dans les corps et dans les émissions rendant perceptibles les affects physiques. Rigueur et droiture de l’instructeur s’en tenant « aux faits ». Amollissement et liquidité du navigateur de l’esprit, pouvant s’agiter comme parcouru d’électricité. Un travail de composition pour faire corps avec ce qui manque de corps et ainsi lui donner du corps. Dans cette chimérique tentative, il y a comme une équivalence avec le procédé récent de colorisation de photos en noir et blanc ou encore avec le travail du taxidermiste visant à redonner du volume et de la vie à un corps qui n’en a plus. C’est le propre du théâtre me dira-t-on, ce qui est vrai, mais ici c’est comme si cet enjeu habituellement invisibilisé devenait flagrant, proéminent, du fait même de l’origine de ce projet. Donner corps à une croyance perdue. Recouvrer la forme adéquate pouvant contenir une pensée dont on se serait depuis défausser.
La force de l’illusion, sa puissance de conviction, provient sans conteste du cisèlement fin et virtuose de l’élocution des deux acteurs, véritable aire de jeu et pivot médiumnique de la relation spectaculaire. Les voix tremblent et vibrent de l’instant, ondulant et modulant l’invisible, nous arrimant fermement à l’invraisemblable auquel on finit par vouloir croire. Les voix amplifiées et filtrées par des micros HF produisent un effet d’éloignement spatial et temporel, voix gorgées de souffles, de frôlements, voix hypnotiques, teintées d’une sourde mélancolie, comme si elles portaient les traces d’un épuisement douloureux après avait parcouru des années-lumière, nous parvenant enfin effrangées et nivelées par le temps. Avec des écrans vidéo bientôt semblables à des hublots de navette spatiale, des lumières progressant par ruptures colorimétriques du bleu au rouge, avec une création sonore planante, Mars exploration reprend les codes du space opera tout en les dépouillant pour leur redonner une puissance effective. Quelle étrange et rare sensation, tiraillé par un imaginaire qui veut y croire quand bien même notre raison nous intime le contraire ! Dans ce conflit d’allégeance, le théâtre manœuvre avec magnétisme. La planète Mars est peut-être le monde perdu de l’enfance, le temps une odyssée qui jamais plus ne nous y ramènera. Joseph McMoneagle nous parle comme si juste sa bouche émergeait de la surface des songes, son corps presque disparu. Son pull est strié de plis semblables aux crénelages qui modèlent la baignoire où il repose. Mars exploration crée ces ambiguïtés visuelles propres à convoyer l’imaginaire du spectateur. Avec Victor Inisan, l’art théâtral est prestidigitateur.
© Pauline Le Goff
Mars exploration de Victor Inisan
D’après une archive du projet StarGate
Mise en scène et création lumière : Victor Inisan
Avec : Frode Bjørnstad et Renaud Triffault
Dramaturgie : Nina Ayachi, Icare Bamba, Pascaline Défontaines et Victor Inisan
Scénographie : Clémence Mars
Création musicale : Samuel Chabert
Vidéo : Patryk Kaplita
Collaboration technique : Ornella Lukac et Clarisse Sebilo
Du 11 au 19 janvier 2024
lundi-vendredi À 19H / samedi à 16h30
Durée 1h10
LES PLATEAUX SAUVAGES
5 Rue des Plâtrières
75020 Paris
Réservations : 01 83 75 55 70
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