© Sébastien Mahé
ƒƒ Article de Sylvie Boursier
« Aimons, rions, chantons sans cesse », Manon, héroïne de l’abbé Prévost, a quelque chose du Rubempré des Illusions Perdues. Paris est pour eux la ville des « gens supérieurs », qui se révèlera celle des désillusions. Rimbaud disait : « On n’est pas sérieux quand on a 17 ans », et la jeune oie blanche fraîchement débarquée à la capitale va payer cher son goût des plaisirs, broyée par une société qui ne fait pas de cadeaux comme la Traviata.
Vincent Huguet, le metteur en scène, moins sensible au chemin de croix de la novice qu’à la peinture d’une société déliquescente, situe l’action dans les derniers feux Belle Époque de clubs enfumés et de tripots louches. Il ripoline ainsi un livret pas des plus excitants, avouons-le. Tout un monde danse sur un volcan, semblant ignorer à coup de charleston et de coupes à la garçonne l’imminence de la guerre et l’ombre du nazisme, sur des décors Arts Déco de cariatides, vitraux et mascarons. Murs monumentaux, garde-corps en acier et courbes aérodynamiques des escaliers à l’acte 3 (le cours de la Reine) et 4 (Hôtel Transylvanie), on ne sait plus où donner de la tête face aux décors saturés de détails, à la variété des styles et des tonalités, au risque de décrocher de l’action elle-même. À l’ouverture de l’acte 3, le mille -feuille des costumes colorés nous étourdit littéralement. La chorégraphie dynamique, enjouée, entraînante, menée par Joséphine Baker (Danielle Gabou) en maîtresse de cérémonie, proche du music-hall, semble déconnectée de cet ensemble muséal.
Très juste également, la référence à Gatsby le magnifique avec Nicholas Jones en Guillot de Morfontaine et Régis Mengus en de Brétigny, qui, loin des barbons rabat-joie traditionnels, jouent les noceurs emblématiques d’une jeunesse dorée, aisée, mais désabusée. Manon (Nadine Sierra) représente la beauté et le charme superficiel d’une société prospère marquée par le matérialisme et l’hédonisme. Des Grieux lui-même (le sublime Benjamin Bernheim) a quelque chose du Gatsby idéalisant les moments vécus avec Manon et voulant faire revivre ce passé, toujours présent dans son esprit. Sa passion dévorante l’empêche d’avoir d’autres projets. Cette mise en scène stylée avec une excellente direction d’acteurs, un brin nostalgique eu égard au jeune âge de l’héroïne, manque cependant de folie, alors que la transposition historique le permettait, trop lourde et pas assez fluide. Les chansons jazzy additionnelles, la projection en ombre chinoise de la rencontre des amants à l’acte 1, la profusion sur scène de figurants sans rôles précis, le côté mausolée des enceintes et les deux entractes étirent l’action, on est peu sensible du coup à la relation de sororité esquissée entre Manon et Joséphine Baker, trop diluée dans un ensemble baroque, alors que le sujet des amours saphiques pouvait se justifier dans ce contexte.
Heureusement, un couple de rêve est reconstitué avec Benjamin Berheim et Amina Edris, aussi à l’aise dans le parlé que le chanté. Le ténor au timbre clair-obscur et à la voix chaudement projetée se joue de toutes les difficultés dans le délicat tableau du couvent de Saint-Sulpice, puis au dernier acte quand Manon, avant de mourir, l’enlace comme dans un songe. Sa voix veloutée, d’une grâce subtile brûle d’une ardeur infinie, avec une ligne claire. Amina Edris nous touche dans les moments d’élégie avec un timbre d’or presque noisette et une ligne pure, soutenue par un souffle uni. Sa diction cristalline et simple est d’un naturel confondant dans les moments d’introspection et l’on comprend chaque syllabe. Le trio pétillant formé par Ilanah Lobel-Torres (Poussette), Marine Chagnon (Javotte), Maria Warenberg (Rosette), apporte une touche de légèreté à l’ensemble, leur truculence anime des tableaux un peu statiques.
Pierre Dumoussaud dirige avec souplesse et énergie les musiciens, pleins d’élans et de générosité sans couvrir les voix ni alourdir les chœurs.
Cette Manon à la mélancolie latente dans un monde décrépit ne manque pas de charme à défaut d’être vraiment touchante ; vocalement et musicalement elle est très réussie, malgré son cadre un peu confiné.
© Sébastien Mahé
Manon, de Jules Massenet, d’après l’abbé Prévost
Livret : Henri Meillac, Philippe Gille
Musique : Jules Massenet
Mise en scène : Vincent Huguet
Direction Musicale : Pierre Dumoussaud
Décors : Aurélie Mestre
Costumes : Clémence Pernoud
Lumières : Christophe Forey
Chorégraphie : Jean-François Kessler
Chef de Chœurs : Ching-Lien Wu
Avec : Amina Edris, Benjamin Bernheim puis Robert Alagna, Andrzej Filonczyk, Nicolas Cavallier, Nicholas Jones, Régis Mengus, Ilanah Lobel-Torres, Marine Chagnon, Maria Warenberg, Philippe Rouillon, Laurent Laberdesque, Olivier Ayault, Danielle Gabou
Orchestre et Chœurs de l’Opéra national de Paris
Du 26 mai au 1, 6, 9, 11, 14, 17 et 20 juin 2025 à 19h
Durée : 3h50 avec deux entractes
Opéra Bastille
Place de la Bastille
75012 Paris
Réservation : www.operadeparis.fr
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