À l'affiche, Critiques // Mademoiselle Julie, d’August Strindberg, mise en scène de Julie Brochen, Théâtre de l’Atelier

Mademoiselle Julie, d’August Strindberg, mise en scène de Julie Brochen, Théâtre de l’Atelier

Juin 04, 2019 | Commentaires fermés sur Mademoiselle Julie, d’August Strindberg, mise en scène de Julie Brochen, Théâtre de l’Atelier

 

© Franck Beloncle

 

ƒƒƒ article de Léa Suzanne

Le soir de la Saint-Jean, en Suède, tous les esprits, gentils ou moqueurs, sont de sortie. Au bal de ses gens, « Mademoiselle Julie » danse avec Jean, le domestique qui l’observait, enfant, avec amour et envie. Élevée comme un garçon par un père aussi autoritaire qu’absent, fille d’une mère incendiaire, la fille du comte ne peut que « chuter » là où Jean monte, sous le regard ancillaire et réprobateur de Kristin, la raisonnable promise de Jean. Lui rêve d’une ascension domestique, symbolisée par l’achat d’un hôtel près du lac de Côme, où son pouvoir serait de donner des clés à des gens qui le paieraient pour cela. Elle rêve sans doute d’une passion sublime, d’un chevaleresque enlèvement, en croupe, sur un fier destrier à la crinière conquérante. Le petit carnaval des sentiments et des désirs, des envies de revanche sociale et des malentendus prendra forcément un tour dramatique, que tous les spectateurs connaissent : l’aristocrate (vierge) est déshonorée, le valet se révèle veule et odieux, et à ce petit serin en robe jaune il ne reste qu’un espoir, celui de s’envoler loin de sa cage pour trouver le repos, par le biais salutaire d’un rasoir à la lame compatissante et bien affutée – en coulisses.

Lorsque « Mademoiselle Julie » arrive sur scène, à l’Atelier, elle a non la jeunesse innocente et fraîche de l’héroïne de Strindberg, mais l’allure classe et lasse et la voix rauque d’Anna Mouglalis – Greta Garbo dans Anna Christie plutôt qu’Anita Björk. Plus Merteuil que Volanges, cette Mademoiselle Julie s’engage avec Jean dans un duel sadique et galant, auquel celui-ci répond en utilisant divers répertoires, les deux pieds bien plantés dans le sol. Le beau masque tragique de Mouglalis porte dès le début l’appel de la destinée de son personnage. Spectatrice et chœur antique, Kristin attend le dénouement, à l’orchestre, ou en loge. La scénographie, les costumes (à l’exception de ceux de Mouglalis, presque opératiques), sont d’esthétique naturaliste. Julie Brochen a su tirer parti des matériaux bruts du théâtre de l’Atelier, et sa perspective, vers une porte immense qui se referme inéluctablement, découpant des silhouettes muettes et menaçantes, est à la fois très picturale (Hammershøi) et cinématographique (des pans expressionnistes).

On a rarement entendu le texte de Strindberg résonner de façon aussi intelligible et intelligente. Compliment doit en être donné à la traduction de Terje Sinding, mais aussi à la lecture de Julie Brochen, minutieuse, lucide, inspirée, éclairée. Il est peu de dire que Brochen a un « angle », une vision, sur cette pièce si souvent paresseusement montée, si souvent mal comprise, qui décide de sacrifier à la fin son héroïne, dont on ne sait si elle est victime, folle, hystérique, à plaindre ou à laisser. Les moments dramatiques de la pièce sont rythmés, chez Brochen, par trois chansons. Une prose réaliste, des orchestrations sixties soyeuses, une voix qui ressemble à Barbara, et une illustration parfaite des malheurs de « Mademoiselle  Julie ».

À la fin, il est clair que Julie (Brochen), du texte de Strindberg, et sans le dénaturer, fait « quelque chose d’autre », et qui reste le même : elle autorise ses spectateurs et ses spectatrices à prendre le temps de réfléchir, et de compatir au sort de « Julie ». Dépouillée de son « mademoiselle », corps en scène enfin affranchi de sa gangue de chair, « Julie » se voit offrir une élégie : une chanson de Gribouille, « Dieu Julie », qui, si elle n’a a priori rien à voir avec celle Julie-là (il s’agit plutôt de chanter le drame d’une homosexualité cachée pour Gribouille, la sienne, chanteuse elle-même suicidée à un âge aussi cruellement jeune que le personnage de la pièce de Strindberg) cette chanson, donc qui colle parfaitement avec cette « Fröken Julie » si souvent incomprise : « Dieu, Julie ! Il n’y a que les chiens / Qui te fassent un bout de chemin / Jusqu’au cimetière, jusqu’à l’étang, / Jusqu’au bout de ton dernier champ / Dieu, Julie ! Tu n’auras pas d’enfant / Julie, tu n’auras pas d’amant / Et quand ton lit deviendra froid / Tu auras peur entre tes draps / Julie, Julie. » Loin des lectures « féministes » lourdement didactiques, voici une « Mademoiselle Julie » au final délicat et tendre, à la bouleversante beauté convulsive.

 

 

Mademoiselle Julie, d’August Strindberg

Traduction de Terje Sinding
Mise en scène  Julie Brochen

Lumière  Louise Gibaud
Scénographie et costumes  Lorenzo Albani

 

Avec Anna Mouglalis, Xavier Legrand, Julie Brochen

 

Du mardi 28 mai au dimanche 30 juin 2019

Du mardi au samedi à 19h
Le dimanche à 15h

Relâches les 21 & 25 juin 2019

 

Durée 1h20

 

Théâtre de l’Atelier
1 place Charles Dullin
75018 Paris

 

Réservation au 01 46 06 49 24

www.theatre-atelier.com

 

 

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