À l'affiche, Agenda, Critiques, Evènements // Lucia di Lammermoor, de Gaetano Donizetti, mise en scène de Andrei Serban, Opéra national de Paris (Opéra Bastille)

Lucia di Lammermoor, de Gaetano Donizetti, mise en scène de Andrei Serban, Opéra national de Paris (Opéra Bastille)

Fév 20, 2023 | Commentaires fermés sur Lucia di Lammermoor, de Gaetano Donizetti, mise en scène de Andrei Serban, Opéra national de Paris (Opéra Bastille)

 

© Emilie Brouchon, Opéra national de Paris

 

ƒƒƒ article de Emmanuelle Saulnier-Cassia

 

Il est difficile d’imaginer que la mise en scène d’Andrei Serban de Lucia di Lammermoor a déjà près de 30 ans et que ce soir de première du 18 février 2023, il s’agissait de la 62ème représentation (et 423ème toutes productions confondues depuis sa création à Paris en 1838 et son entrée au répertoire de l’Opéra de Paris dans sa version française en 1889). On ne peut pas dire qu’elle ait vieilli. Le parti pris de situer l’action dans un espace qui s’apparente aussi bien à un lieu sportif que militaire ou carcéral, qui pourrait figurer une arène ou la cour d’un l’hôpital, dans une atmosphère principalement masculine oppressante, reste une bonne idée. En revanche, le déploiement de nombreux figurants acrobates s’exercant aux anneaux, barres parallèles et autres agrès dans plusieurs scènes et le placement de la partie masculine du Chœur en surplomb de la scène, tels des spectateurs au balcon d’un théâtre, ou des voyeurs bourgeois en observation ne convainc pas et surcharge l’espace déjà très occupé par les décors dont le gigantisme dispute à l’ingéniosité qui est encore tout à fait impressionnante. Les deux escaliers articulés qui se déplient en descendant comme les ponts d’un bateau sur scène, qui sont gravis telles des échelles sans fin, tout comme la structure du dernier Acte qui s’affaisse et devient un terrain également d’escalade ont inspiré une direction d’acteurs élaborée, pour ne pas dire périlleuse. Toutes les solistes qui s’y sont confrontées semblent s’en être bien sorties (de June Anderson qui a créé le rôle dans cette production à Pretty Yende qui l’a joué en 2016, en passant par Nathalie Dessay dix ans plus tôt). Brenda Rae ne fait pas exception. Elle a été triomphalement applaudie à de nombreuses reprises le soir de première et à juste titre. La soprane américaine ne chante certes pas Lucia pour la première fois (en l’occurrence depuis 2010 !), mais elle donne l’impression de l’avoir toujours chantée dans cette production, tant elle est à l’aise dans les différents défis d’équilibrismes imposés. Ses vocalises sont aussi cristallines et sonores sur la balançoire située à cour, que sur le banc à bascule à jardin ou à califourchon à (probablement) quatre mètres de hauteur au centre du plateau. On ne s’est étonnée que d’un suraigu étrange, un peu crié (Ah Edgardo avant Separarci omai conviene) à la fin du si beau duo des Adieux du Premier Acte, et inquiétée d’un glissement au sens propre dans le deuxième Acte, probablement dû à un léger dérapage sur l’une des feuilles répandues préalablement sur le plateau, provoquant une brève chute passant quasiment inaperçue tant son professionnalisme la fait se relever immédiatement avec agilité sans interrompre son chant. L’agilité physique vient donc s’ajouter à l’agilité vocale consubstantielle à ce rôle n’autorisant que des interprètes virtuoses. La difficulté de la partition de Donizetti pour le rôle-titre est connue. Elle est totalement dépassée par la maîtrise pleine de sensibilité de Brenda Rae. La gestuelle un peu mécanique dans le premier Acte prépare en fait la scène de la folie et n’empêche pas une sensualité morbide dans la botte de foin, au sein du superbe dialogue toujours attendu avec la flûte de l’Acte III succédant au fameux sextuor.

La seconde belle surprise de la soirée fut la prestation de Mattia Olivieri dans le rôle d’Enrico Ashton qui domine incontestablement la distribution masculine. Même si les autres chanteurs ne déméritent pas, loin de là, le baryton s’impose avec une évidence déconcertante. Sa puissance vocale, la clarté de sa diction, la force de sa présence sur scène, aussi naturelle que séduisante se manifeste dès les premières notes de la première scène. Il fait donc des débuts éclatants à Paris où l’on attend avec impatience de le revoir.

La présence du Chœur, qui n’est pas centrale dans Lucia di Lammermoor, n’est pas valorisée par la mise en scène imposant le statisme aux hommes, toujours alignés en hauteur, ce qui est peut-être la raison d’un petit décalage, fugace certes, dans la phrase « la pauvre se meurt », avec l’orchestre excellement dirigé par le jeune chef Aziz Shokhakimov.

Quant à l’histoire de cet opéra en trois Actes, archétype du romantisme et du bel canto italien, considéré comme le chef d’œuvre du compositeur prolixe, elle reste d’une force bouleversante près de deux siècles après sa création, en 1835, à Naples. Elle a des ressorts incontestablement shakespeariens, mais qui regardent plus du côté d’Hamlet, que de Roméo et Juliette malgré l’importance de l’affrontement entre deux camps, deux familles, en raison de la présence centrale de l’exploration du thème de la folie, ici chez le personnage féminin. Le hasard fait d’ailleurs que Brenda Rae jouera Ophélie dans l’opéra d’Ambroise Thomas en avril, à Bastille de nouveau.

Lucia amoureuse d’Edgardo di Ravenswood se voit imposer par son frère Enrico Ashton un mariage avec Arturo Bucklaw, à la fois pour des raisons de rivalité de familles avec le premier et de sauvetage financier potentiel grâce au second. Lucia qui s’est promise secrètement à Edgardo (l’échange des anneaux se transforme en celui d’une écharpe déchirée dans la présente mise en scène, dont ni la symbolique ni l’esthétique n’est des plus convaincantes) se voit sacrifiée (après avoir été faussement informée de l’infidélité de son amant) et tue son époux dans la chambre nuptiale (une tente qui s’affaisse), peu après qu’Edgardo, apparaissant quelques secondes après la signature du contrat de mariage, l’ait maudite.

Donizetti a exploré la folie dans plusieurs autres de ses œuvres lyriques alors même que ce sujet sensible s’est heurté plusieurs fois à la censure. L’assassinat et la démence consécutive de Lucia (qui croit avoir épousé Edgardo avant de défaillir) ont été assimilées à de l’hystérie, telle que Freud et Charcot l’étudieront plusieurs décennies plus tard. De fait, la lecture psychanalytique qui a pu être proposée est fascinante, tant le propos aussi longtemps avant les travaux de Freud est signifiant, en particulier l’exposition du sang de l’époux versé à la suite de la pénétration du poignard (symbole évidemment phallique) et non celui de la défloration de l’épouse (comme relevé par Céline Sabiron dans le livret). Une telle subversive inversion de la part de l’auteur d’origine, à savoir l’écrivain écossais Walter Scott qui a publié La Fiancée de Lammermoor en 1819, et du compositeur et du librettiste qui s’en sont inspirés, ne cesse de captiver.

Mais plus encore que la question de la folie, c’est celle de la négation du consentement qui devrait être aujourd’hui soulignée. Lucia sombre certes dans une phase de démence (et en meurt) après un acte d’une violence inouïe mais qui pourrait être aussi interprété comme un acte de légitime défense face à la propre violence qui lui a été imposée. D’ailleurs, la mise en scène d’Andrei Serban souligne tout au long de l’opéra la brutalité gestuelle de chacun à l’égard de Lucia, bousculée aussi bien par son amant que par son frère, par le chef des gardes et même par les femmes de chambre (lui enfilant son vêtement nuptial), jusqu’au viol. Il ne s’agit donc pas d’une femme rusée à la Dalila charmant Samson pour mieux l’assassiner, ou d’une séductrice à la Salomé orchestrant une stratégie pour assouvir sa vengeance, des assassinats commis avec préméditation, il s’agit d’une personnalité hypersensible dirait-on aujourd’hui, trahie et humiliée, sans autre échappatoire que la mort. Mais alors que les mythes ancestraux feraient attendre de la part de cette âme pure outragée, le sacrifice ou le suicide, un temps envisagé (dans la scène du pistolet sur la tempe avec son frère), elle commet un crime passionnel, qui a peut-être été qualifié d’acte de démence pour mieux recouvrir d’un manteau pudique, d’irresponsabilité, un acte évidemment inacceptable pour la société. Andrei Serban permet même d’aller plus loin en laissant envisager que son acte a été commis sous l’effet d’une substance illicite en suggérant qu’elle a été droguée (Normanno la force à boire une coupe après lui avoir mis ce qui semble être un comprimé dans la bouche), ce qui aurait provoqué de manière artificielle la crise de démence. On s’éloigne alors du romantisme d’une passion mortifère qui fait l’intensité de cet opéra, mais on gagne en réflexion sur le destin des héroïnes tragiques.

 

© Emilie Brouchon, Opéra national de Paris

 

 

Lucia di Lammermoor de Gaetano Donizetti

 

Livret : Salvatore Cammarano d’après La Fiancée de Lammermoor de Walter Scott

Direction musicale : Aziz Shokhakimov

Mise en scène : Andrei Serban

Décors et costumes : William Dudley

Lumières : Guido Levi

Cheffe des chœurs : Ching-Lien Wu

Avec : Mattia Olivieri, Brenda Rae, Javier Camarena, Thomas Bettinger, Adam Palka, Julia Pasturaud, Éric Huchet

 

Durée 2h45 (dont un entracte de 30 minutes)

 

Lucia di Lammermoor

Opéra national de Paris – Opéra Bastille

Place de la Bastille, Paris 12ème

 

Jusqu’au 10 mars 2023, à 19h30

 

www.operadeparis.fr

 

 

Be Sociable, Share!

comment closed