© DR S. Brion
fff article de Denis Sanglard
Un couple sans enfant recueille une orpheline. L’adolescente prend bientôt une place inattendue entre ces deux-là qui bientôt se déchirent. L’homme, de plus en plus proche de la jeune fille, délaisse sa femme, impuissante devant cette situation qui l’exclue, brise son bonheur et l’entraîne vers le gouffre. La parole se raréfie, le silence s’installe, la femme s’enferme dans le mutisme, se construit un monde intérieur. Les eaux du fleuve montent, inondent l’appartement et la folie gagne lentement l’épouse. La tempête apaisée, la jeune fille disparaît. Trois mois plus tard, la femme tombe enceinte. La vie reprend, heureuse et déchirée de cauchemars. Une fille naît, le femme prise de fièvre sombre dans le délire et prend enfin la parole. La tragédie éclate.
Commande de l’Opéra-Comique et fruit d’une collaboration étroite et fructueuse entre le compositeur Francesco Filidei et Joël Pommerat qui signe le livret et la mise en scène, L’inondation est une œuvre singulière d’une force et d’une beauté peu commune, un émerveillement. Un livret presque debussyste tant la parole est triviale, les conversations n’exprimant rien d’autre que la banalité d’un quotidien sans aspérité, troué de silence et bientôt menacé. Et c’est toute la force de cet opéra véritablement théâtral, atteignant ici un équilibre parfait entre les deux genres, puisqu’il demande en premier lieu aux chanteurs, privés de grands airs, une réelle exigence dramatique, un jeu d’une précision maniaque, d’une grande intériorité surtout, pour se confronter et se plier à cette exigence, ce « vide » dramaturgique en apparence qui leur interdit tout « expressionisme » prononcé propre trop souvent dans l’opéra, sans rien négliger d’une vraie musicalité. Et c’est là où la musique de Francesco Filidei prend sa source et son importance. C’est un véritable mascaret émotionnel vous emportant, qui s’engouffrant dans ces silences traduit la psyché intime de chaque personnage, leur complexité et fêlures, le climat de la situation dans ses circonvolutions jusque sa résolution tragique, et la présence de la nature environnante vite menaçante et comme constitutive des personnages et de l’action dont elle serait le reflet mouvant. Ainsi de l’importance des mouches ou des bruits provenant de l’appartement du dessus, des voisins sans histoires et de leurs enfants, comme un contrepoint à celui du rez-de-chaussée, du couple en crise. Contrepoints qu’accuse volontairement la scénographie, un immeuble de trois étages qui permet des actions simultanées, multipliant ainsi les points de vue, amplifiant comme par contraste le drame vécu et la tragédie à venir. L’ensemble d’une grande densité est intelligemment tressé, comme la montée du fleuve voit la montée de la folie pour ne faire plus qu’un seul motif. Il y a là, merveilleusement réussie, et c’est sans doute le centre de cet opéra, la création d’un climat, d’une atmosphère au cœur du sujet, sans doute le sujet lui-même. La partition cristallisant le trivial et ce qu’il révèle d’obscur, d’inconscient, qu’elle densifie, est ainsi soudée fermement à la mise en scène de Joël Pommerat, de fait indissociable et constitutive. Une mise en scène millimétrée, au cordeau, comme toujours avec Joël Pommerat, et dans le refus du spectaculaire pour un naturalisme volontairement sans éclat, jusque dans le fantastique, l’apparition fantomatique de la jeune fille, ramenée à de simples visions hallucinatoires. Gestes quotidiens, regards, inactivité, passage du temps (une des forces de cette création) … tout cependant prend sens jusque dans la réitération, la répétition des mouvements les plus anodins. Ce que met en scène avec clarté et épure Joël Pommerat, c’est un état de crise qui comme le fleuve, lentement, à bas-bruit envahit, emporte le personnage principal et le submerge. Il y a véritablement entre la musique et la mise en scène une symbiose absolue, fruit de cette collaboration unique, qui voit tout s’emboiter, de la fosse au plateau, et se répondre naturellement, ne faire qu’une seule et même entité, sans rien qui ne fasse défaut. Si ce ne sont pas tous les chanteurs de la création, à l’exception de Chloé Briot (la femme), de Enguerrand de Hys (le voisin) et Guillaume Terrail (Le narrateur, Le policier) qui participèrent aussi à l’élaboration de leur partition, comme faite sur mesure, cette reprise ne démérite toujours pas. Il faudrait les citer tous, citer leur abnégation pour une partition qui peut sans doute paraître ingrate, pas de morceaux de bravoure, des personnages sans envergure aucune, mais qui demande une forte présence, et un véritable engagement pour se fondre ainsi dans une partition et une mise en scène exigeantes et exigeant d’eux, outre leur musicalité, une simple et banale humanité. Leonhard Garms à la baguette dirige cette partition ardue avec sureté et aisance et l’Orchestre de chambre du Luxembourg bourdonne, bruisse, crisse, souffle, tempête, exprimant avec sensibilité toute la richesse et la force de cette partition faite de rupture, entre lyrisme âcre et atonalité sourde, dissonance et harmonie. L’ensemble est une grande réussite et osons le dire, un chef d’œuvre.
© DR S. Brion
L’inondation, opéra en deux actes de Francesco Filidei
Livret de Joël Pommerat d’après la nouvelle éponyme d’Evgueni Zamiatine
Direction musicale : Leonhard Garms
Mise en scène : Joël Pommerat
Reprise de la mise en scène : Valérie Nègre
Décors et lumières : Eric Soyer
Costumes, maquillage, perruques : Isabelle Deffin
Vidéo : Renaud Rubiano
Chef de chant : Thomas Palmer
Assistante décors : Marie Hervé
Stagiaire costumes : Margot Bonnafous
Avec : Chloé Briot, Jean-Christophe Lanièce, Norma Nahoun, Pauline Huriet, Enguerrand de Hys, Victoire Brunel, Guilhem Terrail, Tomislav Lavoie
Enfants : maîtrise Populaire de l’Opéra-Comique
(Direction artistique : Sarah Koné)
Ava Kavian de haro et Léon Prost (27/02 et 03/03), Sun Creola et Mani Ait Moussa (01/03 et 05/03)
Figurants : Mickaël Halimi, Nicolas Ladjici, Tom le Pottier, Antoine Pelletier, Thomas Sagot
Orchestre de chambre du Luxembourg
27 février, 1er et 3 mars à 20h et le 5 mars 2023 à 15h
Durée 2 h sans entracte
Opéra-Comique
1 place Boieldieu
75002 Paris
Réservations : 01 70 23 01 31
opera-comique.com
reservation@opera-comique.com
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