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L’Incoronazione di Poppea, opéra de Monteverdi, mise en scène de Ted Huffman Stone, Théâtre du Jeu de Paume / Festival International d’Art Lyrique d’Aix en Provence

Juil 13, 2022 | Commentaires fermés sur L’Incoronazione di Poppea, opéra de Monteverdi, mise en scène de Ted Huffman Stone, Théâtre du Jeu de Paume / Festival International d’Art Lyrique d’Aix en Provence

 

© Ruth Walz

 

fff article de Toulouse

L’Incoronazione di Poppea est fondé sur le pari de trois déesses qui ouvre cet opéra de Monteverdi, et nous pose cette question : qu’est ce qui gouverne le monde et plus précisément le cœur des hommes ? La réponse est bien sûr, l’amour. Mais prenez garde, on ne nous dépeint pas dans cette histoire des passions tempérées et courtoises. Dans la cour de l’empire de Rome, le destin de ces protagonistes se brode sur un canevas fait de jalousie, de chantage, de domination, de séduction et de crime. Des passions que la mise en scène sublime et charnelle de Ted Huffman exprime à merveille.

On a rarement vu à l’opéra une direction d’acteur aussi travaillée et juste. Tout en finesse, les interprètes plongent radicalement dans les enjeux de la fable, osent s’investir tout entier dans ces passions déchaînées, ces scènes qui oscillent entre plaisir charnel et violence, jouissance et désespoir. Le fait est que les chanteurs deviennent de redoutables comédiens, et que l’on regarde cet opéra comme on dévorerait haletant une série aux nombreux rebondissements, et dont chaque personnage nous fascine.

Il faut saluer un travail et une complicité remarquable entre la mise en scène et la musique. On sent que metteur en scène et chef d’orchestre (ici Leonardo García Alarcón à la baguette) ont tous deux travaillé étroitement pour servir une chose commune : l’histoire. Et quand bien même le haut niveau et la qualité indéniable des voix des chanteurs, tous deux n’hésitent pas à les amener dans leurs retranchements. Ils participent à incarner à l’extrême le chant des interprètes, font que leurs voix prennent corps et soit nourries en permanence par des intentions de jeu, une pensée juste et au présent, une écoute solide des partenaires, un paysage intérieur. Quitte à sortir des sentiers battus de l’opéra, au respect inquisiteur de chaque note, ils déplacent les lignes et font sortir de leur voix une puissance incarnée du début à la fin, allant au bout du geste de la musique. Porté par un cadre et une histoire magnifique, ils déconstruisent pour mieux nous toucher. On peut dire que cela fait beaucoup de bien, et participe à nous faire redécouvrir pleinement ce magnifique opéra.

Ici, chaque regard, chaque prise de position, chaque geste est intelligemment pensé et porteur de bien des symboles qui font la richesse de ce spectacle. De nombreuses scènes nous resteront gravées dans la mémoire, tant leur agencement et leur composition tiennent du génie. On pourra notamment évoquer la mort de Sénèque (Alex Rosen) et le trio qui contemple son agonie dont l’intensité et les voix sont à couper le souffle. On parlera bien évidemment de l’orgie langoureuse entre Poppea, Néron et son poète Lucain qui retourne le sang. Tout au long de la représentation, il se dégage du plateau une libido non refrénée. Au moment où l’on commence à se dire que tous ces rapports demeurent tout de même bien hétéronormés, Ted Huffman vient nous bousculer en proposant cette scène homo-érotique d’une intensité folle. Ce qui est incroyable et vraiment vivifiant, c’est que, malgré les rapports de dominations qui sont représentés à travers le pouvoir et la sexualité, tout se fait à travers le prisme d’un “female-gaze” (ou regard féminin pour reprendre Iris Brey) et qui permet de représenter des rapports toxiques de dominations de manière analytique, sans qu’on les consomme en tant que spectateurs comme dans la plupart de nombreuses mises en scène. Ici, rien n’est gratuit, et tout est sublimé par cette distribution magistrale. La soprano Jacquelyn Stucker incarne une Poppea sulfureuse et vénéneuse, dont la voix chaude et volcanique convient à merveille au personnage. Son interprétation si juste et assumée nous montre que son travail d’actrice est au-delà des espérances. Le britannique Jake Arditti fait un Néron dangereux et détestable dans une furieuse voix de contre-ténor. Fleur Barron tantôt Ottavia, tantôt Vertue, dérive sur scène dans son destin intranquille et déploie une palette vocale de l’extrême délicatesse à la puissance enragée. Son air des adieux à Rome est déchirant. C’est aussi le cas de Paul-Antoine Bénos-Dijan, autre contre-ténor, à la voix magnifique et aérienne, qui propose également une interprétation tout en finesse. Miles Mykkanen, travestie en nourrice et en dame de compagnie aux airs de Lady Di, apporte la touche comique et grotesque dont on avait besoin dans cette mise en scène. Il partage cela à merveille dans son rôle hilarant, et le plaisir qu’il a à jouer est communicatif. Il n’y a en somme aucune erreur de casting, et la distribution dans son entièreté demeure stupéfiante.

Tous ces personnages de cours, semblent sortir d’un défilé Dolce Gabbana lors d’une fashion-week, grâce aux costumes qu’ils portent, si bien pensés par Astrid Klein. À la fois singulier à chaque personnage dans le style, les symboles et les tons qu’ils dégagent, l’habillage collectif donne vie à cette histoire de palais romain. La scénographie, conçue par Johannes Schütz, est elle aussi prodigieuse. En apparence simpliste, elle se dévoile au final très bien conçue et très complexe. Elle détient la qualité de mettre en valeur le bâtiment et les murs du petit théâtre du Jeu de Paume qui accueille actuellement cette représentation. Les décors mêlent volumes et alcôves incrustés au bâtiment, jouent sur le hors-champs (où l’on entre-aperçoit des escaliers monter vers des chambres libertines néroniennes), et proposent un magnifique mobile suspendu aux cintres, semblable à une grande sculpture contemporaine et résonnant comme le poids de la tragédie qui plane au-dessus des protagonistes.

Il n’y a vraiment rien à redire dans cette mise en scène, cette distribution et cette orchestration magistrale dont on ne déniche aucun faux pas ou manque de goût. Nous avons ici le spectacle phare et qui dénote de cette saison au Festival d’Aix, et dont on suivra attentivement toute l’équipe artistique réunie autour de ce projet mémorable et savoureux.

 

© Ruth Walz

 

L’Incoronazione di Poppea, opéra de Monteverdi

Direction musicale : Leonardo García Alarcón

Mise en scène : Ted Huffman

Décors, concept original : Johannes Schütz

Décors, adaptations : Anna Wörl

Costumes : Astrid Klein

Lumière : Bertrand Couderc

Collaborateur aux mouvements et maître d’armes : Pim Veulings

Dramaturgie : Antonio Cuenca Ruiz

Assistant à la direction musicale et répétiteur de langue : Fabián Schofrin

Assistant à la direction musicale et chef de chant : Jacopo Raffaele

Pianiste répétiteur : Frédéric Isoletta

Assistante à la mise en scène : Maud Morillon

Assistante aux décors : Eleni Arapostathi

Assistante aux costumes : Louise Watts

 

Avec : Jacquelyn Stucker (Poppea), Jake Arditti (Nerone), Fleur Barron (Ottavia / Virtù), Paul-Antoine Bénos-Dijan (Ottone), Alex Rosen (Seneca), Miles Mykkanen (Arnalta / Nutrice / Famigliare I), Maya Kherani (Fortuna / Drusilla), Julie Roset (Amore / Valletto), Laurence Kilsby (Lucano / Soldato I / Famigliare II), Riccardo Romeo (Liberto / Soldato II), Yannis François (Littore / Famigliare III)

Orchestre : Cappella Mediterranea

 

Du 9 au 23 juillet 2022 à 20 heures

 

Théâtre du Jeu de Paume/ Festival International d’Art Lyrique d’Aix en Provence

17 – 21, rue de l’Opéra

13100 Aix en Provence

Téléphone 08 20 922 923

 

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