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L’île d’Or. Kanemu-Jima, du Théâtre du Soleil, dirigé par Ariane Mnouchkine, en harmonie avec Hélène Cixous, Théâtre du Soleil, Cartoucherie de Vincennes

Nov 23, 2021 | Commentaires fermés sur L’île d’Or. Kanemu-Jima, du Théâtre du Soleil, dirigé par Ariane Mnouchkine, en harmonie avec Hélène Cixous, Théâtre du Soleil, Cartoucherie de Vincennes

 

© Michèle Laurent

 

ƒƒƒ article de Emmanuelle Saulnier-Cassia

Au fil de ses spectacles et avec L’Ile d’Or en dernier lieu, Ariane Mnouchkine prouve qu’elle bâtit une œuvre.

Cette construction n’est certes pas le résultat d’un processus individuel, mais celui d’une troupe qu’elle mène tambour battant depuis près de 60 ans, et dont la fidélité et la diversité est à l’image de peu de compagnies dans le monde – peut-être le Tanztheater Wuppertal de Pina Bausch s’en approche, en dépit de la disparition prématurée de la chorégraphe.

Souvent en marge de la médiatisation d’autres metteurs en scène français, Ariane Mnouchkine est à la recherche de nouvelles formes de représentation de l’art théâtral influencées par le théâtre asiatique – particulièrement le et le kabuki – déjà bien avant L’Ile d’Or. Ariane Mnouchkine inscrit en outre son travail dans les préoccupations contemporaines et la dénonciation des totalitarismes et autres formes d’oppressions, avec l’écriture complice d’Hélène Cixous, comme lorsqu’elle se sont saisi en 2003 de la question de l’exil avec Le Dernier Caravansérail (Odyssées). Ariane Mouchkine considère que le théâtre doit être tout autant politique qu’historique et mythologique. L’Ile d’Or ne fait pas exception à ces exigences, elle semble même les synthétiser et pourrait presque être un testament, bouclant la boucle d’un voyage initiatique au Japon de plusieurs mois en 1963 qui a été décisif pour la créatrice.

Comme pour chacun de ses spectacles qui se créent, se préparent, se répètent à la Cartoucherie de Vincennes, dans cet espace extraordinaire du Théâtre du Soleil dont on aperçoit les petits lampions qui bordent la structure lorsque l’on arrive aussi bien de jour que de nuit, le spectateur se sent accueilli non pas tant, justement, comme un spectateur qui vient et repart, mais comme un hôte de passage, qui va peut-être commencer par déjeuner et repartira parfois aussi après avoir dîné sur place, servi par les comédiens, des mets (délicieux et bon marché) en harmonie avec la thématique du spectacle et dans un décor lui aussi conçu spécifiquement pour illustrer esthétiquement le récit. Des lanternes, des calligraphies et peintures inspirées d’estampes de Hokusai ou Hiroshige pour L’Ile d’Or où l’on a presque l’impression d’accoster. La maîtresse des lieux veille aux couleurs des tickets pour mieux orienter ses hôtes vers leurs places et les attend naturellement à la sortie pour discuter avec ceux qui le souhaitent, passant inlassablement de table en table un peu plus tard, comme à un banquet. Car chaque soir de représentation est une fête au Théâtre du Soleil.

Et puis surtout il y a le spectacle. Et la magie opère encore une fois. Si certains, rares, prétendent s’ennuyer et parlent d’une histoire décousue, d’autres, les plus nombreux, des fidèles pour une part qui ne manqueraient pour rien au monde le dernier spectacle d’ « Ariane », et des novices pour une autre part, s’émerveillent. Non comme de grands enfants, mais comme des adultes qui entretiennent une capacité d’émerveillement, de lâcher-prise pour jouir de cet univers propre à la metteuse en scène, doublée d’une capacité d’apprécier l’infinie précision des décors, des costumes, des lumières, de la scénographie, de la polyvalence et le talent des comédiens, chantant, déclamant des textes en plusieurs langues, dansant, et poussant tels une armée de Sisyphe les célèbres chariots à roulettes, à une vitesse impressionnante, selon une chorégraphie des plus millimétrées, permettant de déplacer comme sur une trottinette un cerisier en fleurs de scène en scène, de servir d’estrade à de nombreux décors, de mouvoir un étonnant hélicoptère.

Egalement sur roulettes est le lit sur lequel repose la majeure partie du temps Cornélia, une sorte de double d’Ariane Mnouchkine, qui lui ressemble en tout cas étrangement, incarnée par la fidèle Hélène Cinque, une femme malade qui se croit au Japon et rêve, cauchemarde une île fantasmagorique où s’affrontent les forces imaginantes et utopiques de l’art et du spectacle vivant et la puissance de la realpolitik. Comme le deuxième volet d’un triptyque commencé avec Le Dernier Caravansérail et poursuivi avec Une Chambre en Inde. La virulence des lois du marché et l’exploitation de tous ses travers possibles (opérations de corruption, campagnes de dénigrement sexiste, négation d’impacts environnementaux et sociétaux) s’illustrent sous nos yeux en même temps que les répétitions des troupes foutraques d’un festival imaginaire international de théâtre, qui permettent de convoquer et dénoncer les responsabilités des dictateurs chinois au temps de Tien An Men comme du Covid, les extrémistes des deux bords dans le conflit israélo-palestinien, la folie du nouveau régime brésilien, etc. Naïf ? Certes non ! Les effets de caricature produits par le kyōgen n’illustrent qu’une petite proportion de l’indicible et l’intolérable.

Si l’on entend tout au long du spectacle aussi bien du japonais, du russe, de l’arabe et de l’hébreu dans leurs formes naturelles, la majorité des dialogues est en français énoncé selon la structure de la phrase japonaise, c’est-à-dire plaçant le verbe à la fin de la phrase. Cette novlangue fonctionne à merveille, dégageant un effet très poétique et finalement – et étonnamment – naturel à l’oreille. La poésie n’exclut pas l’humour. Le texte et les mises en situation sont dans leur majorité cocasses, dans l’esprit du kyōgen, à l’image des irrésistibles scènes des bains et de formules truculentes.

Plus que jamais la troupe du théâtre du Soleil se révèle polymorphe (avec ses masques-collants et divers travestissements) et polyvalente dans ce spectacle. L’assimilation des règles de base du théâtre , du kyōgen (sa forme comique), de la danse kabuki, de la manipulation de marionnettes, et de la langue japonaise elle-même forcent l’admiration et la contemplation, quand elles sont si bien insérées dans le savoir-faire traditionnel de la compagnie, comme le déroulé des magnifiques toiles de soie pour introduire les tempêtes en mer ou dans le désert. Magique encore et encore. Que dire de l’apparition féérique des grues géantes sur échasses ? On bascule alors définitivement au bout de trois heures de spectacle dans un autre monde où l’on serait bien resté.

On dit que le Nihon buyō issu du kabuki doit être chorégraphié en fonction des paroles d’une chanson. La danse finale des éventails (remarquablement exécutée par la totalité de la troupe), alors qu’elle commence sur une musique japonaise, se poursuit étonnamment avec la célèbre chanson « We will meet again » (déjà utilisée dans une scène précédente), message d’espoir pour les Britanniques, interprétée par Vera Lynn au début de la seconde guerre mondiale. Cela doit vouloir dire quelque chose…

« We will meet again

Don’t know where

Don’t know when

But I know we will meet again some sunny day

Keep smiling through

Just like you always do

Till the blue skies drive the dark clouds far away … »

 

 

© Michèle Laurent

 

L’Île d’Or. Kanemu-Jima

Création collective du Théâtre du Soleil

Dirigée par Ariane Mnouchkine

En harmonie avec Hélène Cixous

Musique de Jean-Jacques Lemêtre

 

Avec : Shaghayegh Beheshti, Duccio Bellugi-Vannuccini, Georges Bigot, Aline Borsari, Sébastien Brottet-Michel, Juliana Carneiro da Cunha, Hélène Cinque, Marie-Jasmine Cocito, Eve Doe Bruce, Maurice Durozier, M. W. Brottet, Farid Gul Ahmad, Sayed Ahmad Hashimi, Samir Abdul Jabbar Saed, Martial Jacques, Dominique Jambert, Judit Jancso, Shafiq Kohi, Agustin Letelier, Yahui Liang, Vincent Mangado, Andrea Marchant, Julia Marini, Alice Milléquant, Taher Mohd Akbar, Nirupama Nityanandan, Miguel Nogueira Da Gama, Seietsu Onochi, Vijayan Panikkaveettil, Ghulam Reza Rajabi, Omid Rawendah, Xevi Ribas, Arman Saribekyan, Thérèse Spirli.

 

 

Durée 3 h 15 (avec entracte)

A 19 h 30 du mercredi au vendredi, à 15 h le samedi, à 13 h 30 le dimanche jusqu’au 30 janvier 2022.

 

 

Théâtre du Soleil

Cartoucherie de Vincennes – 75012 Paris

www.theatre-du-soleil.fr

 

 

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