© Simon Gosselin
ƒƒƒ article de Nicolas Thevenot
La scène est occupée par une estrade surplombée d’un immense tableau d’école noir où se détachent, à la craie blanche, une crucifixion, des cohortes d’apôtres, de saints, une Vierge à l’Enfant, un agneau, comme autant d’ébauches dans un cahier de dessin. La table et les chaises des années 1970 comme le petit sofa, sans oublier une petite desserte éclatante par sa collection de porcelaines blanches, tasses, cafetière, théière, trônent sur l’estrade. C’est une cène de la vie quotidienne brêmoise où l’on partage le schnaps, le café, la tisane. Et le poison.
Ecrite en 1971, la pièce de RW Fassbinder est un exemple de radicalité, si l’on veut bien entendre par là qu’elle n’y va pas par quatre chemins, qu’elle coupe au plus court comme son héroïne. Inspiré par un fait divers qui défraya la chronique dans la première moitié du XIXème siècle, une femme ayant empoisonné à l’arsenic quinze personnes de son entourage, Fassbinder décrit une statique de l’enfermement patriarcal libérée par une mécanique du crime. Toutefois, l’écriture de Fassbinder, prolongée par celle de Cédric Gourmelon au plateau, s’émancipe d’une vision moraliste, inversant les valeurs ayant habituellement cours, faisant atteindre la sainteté à sa meurtrière dans son combat pour « vivre sa vie ».
De ce monde exclusivement réglé par les hommes (mari, père, frère), apparaissent, avec le contraste propre à la gravure, à la ligne claire, en noir et blanc comme pour le tableau en surplomb, les rets du piège, les violences, les ordres, les insultes, la contention. La performance des corps et des voix dans cette mise en scène opère comme autant de coups de canifs dans le tableau familial de cette société bourgeoise. Liberté à Brême, dans cette production rigoureuse et acérée, est semblable à cette Vénus au miroir de Velázquez tailladée en 1914 par une suffragette. Au-delà de l’image vernie, c’est le coup de griffe aux valeurs, c’est l’éventrement d’un monde où les femmes sont essentiellement le ventre où l’homme perpétue son pouvoir absolu. L’extrême définition des gestes et des voix des acteurs, leur caractère tranchant, ne les réduisent pourtant pas à des figures hiératiques : l’intensité dans le jeu est telle que l’on devrait, pour la décrire, emprunter au processus de fabrication de l’acier trempé : en des temps très courts, les acteurs et Valérie Dréville en particulier atteignent des affects de haute température qu’ils refroidissent instantanément dans l’eau glacée des usages et des normes bourgeoises. Ça hurle, ça éructe, ça aboie, ça frappe sur une table à coup de cuir, puis la chape de plomb immobilise tout. Liberté à Brême use de cette esthétique de la coupure, de l’interruption, produisant un spectacle-machine, produisant une œuvre absolue qui n’obéirait qu’à ses propres lois, dans un mouvement perpétuel de lutte pour la liberté. Les scènes se décollent et se détachent de leur quotidienneté pour faire entendre ce qui est habituellement sourd et invisible. La très juste stylisation des mouvements effectués au cordeau participe de cette même esthétique. Il y a quelque chose de presque japonisant dans ce travail, comme dans le kabuki, particulièrement visible dans la première scène lorsque Geesche et son mari après s’être battus sortant de scène imbriqués l’un dans l’autre comme pour un art martial, ne forment plus qu’un seul corps d’insecte se déplaçant au ras du sol.
Le principe de décantation à l’œuvre dans la radicalité de la mise en scène fait d’ailleurs apparaître une certaine animalité dans le jeu des acteurs (au-delà de « l’animal domestique » dont le mari use pour décrire son épouse). Quelque chose d’une sauvagerie des corps, des instincts, sous le couvert des usages bourgeois. Valérie Dréville éblouit dans cette démonstration de transparence et de puissance, dans cette soumission qui cache une révolution de porcelaine. On y reconnaît aussi la Médée, sorcière chaman, créée avec Vassiliev. Geesche veut vivre et pour cela doit se libérer de ces différentes attaches familiales, alors que Médée veut mourir et dans un geste de vengeance emporter ses proches.
Quelqu’un a dit ou écrit que le passé est un pays lointain, c’est vrai, et cet éloignement nous permet paradoxalement de mieux voir. Retourner à l’écriture de Fassbinder, à son jeu de société qui est un jeu de massacre, c’est aussi cela : rendre saillant, à force de décantation, cet ordre patriarcal que l’on ne voyait plus parce que sous le nez.
© Simon Gosselin
Liberté à Brême, d’après Bremer Freiheit, de Rainer Werner Fassbinder
Traduction : Philippe Ivernel
Mise en scène : Cédric Gourmelon
Assistant à la mise en scène : Guillaume Gatteau
Avec : Gaël Baron, Guillaume Cantillon, Valérie Dréville, Serge Nail, Nathalie Kousnetzoff, Adrien Michaux, François Tizon, Gérard Watkins
Scénographie : Mathieu Lorry Dupuy
Costumes : Cidalia Da Costa
Lumières : Marie-Christine Soma
Son : Antoine Pinçon
Régie générale et lumières : Éric Corlay
Régie plateau : François Villain
Durée 1 h 40
Du 9 au 13 mars 2022 à 20 h sauf samedi à 18 h et dimanche 16 h.
T2G – Théâtre de Gennevilliers Centre Dramatique National
41, avenue des Grésillons
92230 Gennevilliers
Tél : 01 41 32 26 10
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