© Ruben Pioline
ƒƒƒ article de Nicolas Thevenot
D’une prise insigne, d’un battement profond comme le trembler d’une terre, d’une vigueur prosélyte nous emportant dans son fleuve tempétueux, L’homme rare embrasse, soulève puis tourne le dos. D’un Gainsbourg retrouvé, Daisy Temple, L’homme rare secoue, nous embrase et nous entraine sur le dancefloor. Virevoltes survoltées. Les cinq danseurs performeurs composant L’homme rare de Nadia Beugré écartèlent l’espace encore plus qu’ils ne le dansent, lui donnent une profondeur de rebond infinie, le distendent par l’extension énergique, effrénée, éruptive, de leurs courses agiles, souples et nerveuses, s’élançant, s’écroulant, roulant, s’agitant en tous sens. Cette entrée en matière comme une soudaine poussée de fièvre est de l’ordre de l’envoutement, transporte dès son premier instant. Elle impose un premier renversement : de regardeurs prédateurs, nous sommes devenus proies d’une performance. La chorégraphe ayant choisi à dessein des corps non blancs, le blanc que je suis ne peut que voir et, tout à la fois, interroger ce qu’il inscrit lui-même d’une histoire de la captation et de l’extraction dans ce voir.. De notre aplomb, de notre surplomb, Nadia Beugré fait table rase.
La chorégraphe convoque l’homme, le met à nu, transgresse sa virilité pour le mettre en route sur un chemin de travers, le dégenre, ou mieux dit, l’apparie au genre opposé comme pour mieux percevoir, porté par les muscles mâles, cet habitus féminin sculpté par l’homme à force de domination. Pointe, dans le chatoiement ironique d’un déhanché viril, l’impavide hybridation des représentations tutélaires. L’homme rare est un travail de sape, (d’ailleurs ne commencent-ils pas par se désaper devant nous ?), un travail à dos d’homme. L’homme rare fait de la politique en subvertissant les usages et les images, reprend les codes féminins en les affublant au corps nu masculin, comme on passerait un vêtement de seconde main. Comme on détisserait les fils d’une toile, Nadia Beugré tire le fil d’une histoire d’étoffes : en tas, puis délimitant le sol comme autant d’enclaves captives, puis masquant et contendant de plus en plus surement les corps jusqu’à aboutir à cette paradoxale figure de sirène entravée. Injonctions schizophréniques du mâle imposant au corps des femmes d’un même geste talons aiguilles et tchador.
Mais venons-en à l’essentiel qui signe L’homme rare : le choix du dos, d’une chute de reins, d’une paire de fesses. Nadia Beugré chorégraphie pour ses cinq interprètes une danse performance oblitérant la face. Danse de dos, ballet de fesses, ce qui n’est habituellement que regardé à la dérobée s’offre et s’érige en rempart, s’affirme dans un retournement du refoulé. Nadia Beugré met en acte et questionne l’envers du corps, comme un envers du décor qu’il nous serait enfin donné à voir. Si la face, irradiée par le plexus, notamment dans le ballet classique, est le lieu obligé de l’expressivité, le fessier n’en démord pas moins et s’affirme le siège d’expressions plus immédiates, recelant la puissance animale de l’homme, sa source de bondissement, ouvrant, tout comme le dos, à l’invisible, à une compréhension plus secrète, plus ouverte, plus entière du monde. Une ligne de partage le parcourt : ce que l’on nomme épine dorsale, scindant fesses, divisant la morphologie humaine en deux moitiés, et l’on en vient à se remémorer le célèbre mythe d’Aristophane (exposé dans le Banquet de Platon) : ces deux moitiés primordiales, homme et femme, qui formaient un seul être et corps, avant d’être coupés en deux. A sa façon, magicienne et plasticienne, Nadia Beugré remonte à l’origine du monde, crée son alphabet mythique à partir de corps masculins qu’elle malaxe et qu’elle reconfigure comme un golem de glaise. Dans l’archaïque, dans le creuset des formes primordiales, elle invente une modernité critique et queer.
© Ruben Pioline
L’homme rare, création et chorégraphie de Nadia Beugré
Interprètes : Nadim Bahsoun, Daouda Keita, Marius Moguiba, Lucas Nicot, Tahi Vadel Guei
Direction technique et lumières : Anthony Merlaud
Musique : Serge Gainsbourg, Lucas Nicot
Percussions d’Obilo
Regard extérieur : Faustin Linyekula
Durée : 1h05
Du 4 au 6 octobre 2023 à 20h30
La Briqueterie
Centre de développement chorégraphique national du Val-de-Marne
17, rue Robert Degert
94400 Vitry-sur-Seine
Tél : 01 46 86 17 61
Le 23 janvier 2024 à 20h30
Théâtre de Châtillon
3, rue Sadi Carnot
92320 Châtillon
Avec le Festival d’Automne
En tournée :
Le 19 janvier 2024
Pôle Sud, Strasbourg
Le 4 juin 2024
Centre chorégraphique de Caen en Normandie, Caen
comment closed