fff article de Denis Sanglard
Drôles d’oiseaux, suspendus entre ciel et terre, cintres et planches du plateau, défiant bravement la gravité ! Une première image cocasse qui voit Hervé Pierre et Pierre Meunier affronter la pesanteur, oscillant dangereusement au-dessus du vide. Car voilà l’ennemie, sujet de cette création délicieusement loufoque, la pesanteur ! Drôle de couple aussi que ces deux-là. Nouveaux Bouvard et Pécuchet, défiant obstinément les lois de la physique. Frères ennemis aussi quand l’un rêve de voler et que l’autre ne souhaite que de rester arrimé au plancher des vaches. Mais liés, allez savoir pourquoi, par une incompréhensible tendresse bougonne. Pierre Meunier, soit Léopold Von Fligenstein, un nom qui en impose, doux rêveur, parlant allemand à l’occasion, ça fait plus sérieux quand on bidouille la matière, dont l’obsession, le combat contre la pesanteur devient monomanie, l’entraînant là à de drôles d’expériences, aussi génialement foutraques que surréalistes. Et Hervé Pierre, affranchi désormais de la Comédie-Française, ici dénommé Kutsch, ancien contrôleur des poids et mesures, accompagnant Léopold en sa folie, lui nouant ses lacets à l’occasion, pas dupe de cette utopie, les pieds bien ancrés au sol, toujours une anecdote à raconter (ah, l’histoire du grutier, de sa fille et d’une locomotive, une question là encore de gravité !). Ces deux-là, sont aussi dissemblables que complémentaires, association de la carpe et du lapin, formant un inénarrable duo lié par une complicité amicale évidente. Et sur ce plateau, une drôle de machinerie, poétique et théâtrale en diable, manipulée à vue par un complice impassible, Jeff Perlicius. Car s’élever toujours plus haut demande quand même une sacré poigne. Dans ce laboratoire de bric et de broc c’est la guerre, les boulets de fonte tombent comme grêlons en mars, dans un boucan d’enfer. Ou sautent étrangement toujours plus haut, défiant toute logique, comme poids sauteurs. Une spirale d’acier, mangeuse de boulons, encore sauvage et rétive se refuse au dressage. Et gare au lourd croc d’acier qui des cintres descendu et se balançant impromptu menace les têtes chenues. On ne sait pourquoi ça vient, qu’importe à vrai dire, ici rien n’est vraiment rationnel. Ainsi nos énergumènes s’affairent et manipulent comme pas deux la fonte et les treuils avec cet espoir fou, pour Léopold du moins, de contrer un jour la pesanteur, de monter, peut-être pas bien haut mais tout seul, comme Cyrano, laissant Kutsch découragé sur le plancher ou pendu par les pieds, la tête en face du plancher. Et c’est d’ailleurs à ça que l’on pense, au Voyage dans la lune de Cyrano de Savinien de Bergerac – le vrai, pas celui de Rostand – quand Léopold avec la complicité de Kutsch, s’élève, folle séquence bricolée avec trois fois rien de récup, pour atteindre tout là-haut, oui, la Grande Ourse, simulacre d’un espoir fou et miracle du théâtre, pouvoir infini de l’imagination. Et ils sont formidables l’un et l’autre, Pierre Meunier et Hervé Pierre, deux poètes, deux gosses qui du théâtre font matière à l’imaginative, sous le regard de Marguerite Bordat. Cette création, qui vit le jour en 1996 au Festival d’Avignon, est un singulier et formidable moment suspendu, d’une infinie délicatesse et d’un humour aussi fin qu’absurde. Si Léopold perd inévitablement son combat contre la gravité, sans jamais y renoncer, cette création, elle, est d’une heureuse légèreté.
L’homme de plein vent, texte de Pierre Meunier
Re-création 2019 sous le regard de Marguerite Bordat
Avec : Pierre Meunier, Hervé Pierre et Jeff Perlicius
Collaboration artistique : Claire-Ingrid Cottenceau (1996)
Machines et machinerie : Jean-Pierre Girault, Jean Lautrey, Jean-Claude Mironnet
Son : Michel Maurer (1996), Hanz Kunze (2019)
Lumière : Joël Perrin
Régie : Florian Méneret
Du 9 au 20 mai 2023 à 20h
Du 23 au 26 mai à 21h
Relâche les dimanches et lundis
Théâtre de la Bastille
76 rue de la Roquette
75011 Paris
Réservations : 01 43 57 42 14
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