© Simon Gosselin
ƒƒ article de Hoël Le Corre
La grande salle des Ateliers Berthier se remplit jusqu’à la dernière place en ce vendredi soir, pour cette première de Léviathan, troisième volet de la collaboration fructueuse entre Guillaume Poix et Lorraine de Sagazan, qui nous avaient déjà conquis avec Un Sacre et La Vie Invisible. Cette fois-ci, le duo s’est immergé dans des chambres d’audience particulières : celles des comparutions immédiates, autrement connues comme « les flagrants délits ». Créées en 1983 et devant au départ rester une exception, ces comparutions immédiates représentent aujourd’hui une habitude qui vient répondre au besoin d’une justice de plus en plus expéditive face à l’engorgement des tribunaux.
Pourtant, face à nous, pas de reconstitution fidèle d’un tribunal. Bien au contraire, on se retrouve face à un chapiteau rosé, aux parois à la légèreté vaporeuse d’une robe de soie et mouvant comme un cœur qui bat. C’est sous cette toile, où trônent tout de même les attributs visuels tels que la balance, les robes noires et les dossiers empilés, que Lorraine de Sagazan expose la grand-messe de cette justice censée rendre des jugements en moins de trente minutes…
Dès l’ouverture, nous sommes hypnotisés par un ballet de va-et-vient qui rappelle la salle des pas perdus. On erre, on cherche son chemin, les regards se croisent, certains se saluent, d’autres s’évitent, en silence, tendus, concentrés : c’est la vie qui se joue quand on passe ces murs. Puis tout à tour, nous allons suivre trois affaires mettant en accusation des personnes aussi diverses que semblables : ce « petit peuple de précaire, plus ou moins violent », des hommes pour la plupart, des récidivistes souvent, qui précisons-le, s’ils ont certes enfreint la loi, n’ont pas fait de victime. Les choix dramaturgiques mettent en lumière la violence que subissent les accusés tout juste amenés au tribunal depuis leur cellule de garde à vue. Entassés tous dans la même salle en attendant leur tour, ils sont sales, épuisés. Une fois devant la juge, leurs propos font entendre une certaine confusion, mais aussi des convictions fortes. Leur sincérité assumée ou trahie par la fatigue est d’ailleurs particulièrement émouvante. Par manque de temps, leur profil est rapidement passé en revue, le procureur les accable en quelques phrases, et leur avocat dispose de peu de minutes pour tenter, par un plaidoyer plus ou moins fournis, d’alléger leur peine. Et même si leur culpabilité n’est pas à prouver, puisqu’ils ont été pris sur le fait, les spectateurs ne peuvent ressentir de l’empathie pour eux, contrairement aux représentants procéduriers de la loi, qui se contentent de voir en eux des coupables. De ce fait, la comparution immédiate favorise largement l’incarcération, puisque 70% des peines prononcées sont des peines de prison ferme.
Pour appuyer l’absurdité de ce système pénal et judiciaire, Lorraine de Sagazan déploie un univers empreint d’une réalité crue mais totalement décalé, fantasmagorique, proche du cauchemar, où le sol est instable, brumeux, où les voix se distordent, et où les corps s’avèrent plus éloquents que les mots. Le parti pris théâtral assume un (d)étonnant mélange des genres, à la croisée de la comédie musicale, la marionnette, la commedia dell Arte, agrémentées de vidéo. On pourra, il est vrai, être gêné par certains artifices quelque peu appuyés et des baisses de rythme qui brisent la fluidité du tout, mais on ne peut qu’être fasciné par les comédiens qui excellent dans un jeu masqué d’une minutie saisissante. Le travail sur les mouvements marionnettiques est impressionnant et illustre avec pertinence ce côté mécanique d’une justice qui traite les affaires les unes après les autres dans une cadence qui ne laisse pas toujours la place à l’humanité, ni pour les accusés ni pour les professionnels du droit.
De même, le texte est frappant de clarté ; même scandé, tantôt débité, tantôt chanté, il parvient à nous faire passer tous les enjeux. On ne peut décidément qu’être touchés et troublés par ces bribes d’histoires intimes qui ouvrent sur une humanité plus grande, sur une société qui en faillit tant les récits de ces accusés s’emboîtent dans des problématiques plus larges, plus lourdes parfois. Le dernier plaidoyer reviendra à un condamné, qui interroge plus globalement sur la pertinence de cette justice plus punitive que réparatrice, qui consiste principalement à châtier les coupables plutôt qu’à soutenir les victimes. Pourquoi ces sanctions ne suffisent-elles pas à donner aux citoyens un sentiment de justice rendue ? Pourquoi n’est-ce pas efficace sur la modification des comportements des condamnés ? Est-il possible que cela profite à des gens, des entreprises ? Avec un léger didactisme, qui s’avère néanmoins nécessaire parfois, il nous rappelle pourtant qu’il existe des alternatives à ce système. Et on se prend à espérer au pouvoir performatif du théâtre…
© Simon Gosselin
Léviathan, de Guillaume Poix
Conception et mise en scène : Lorraine de Sagazan
Dramaturgie : Agathe Charnet, Julien Vella
Scénographie : Anouk Maugein, en collaboration avec Valentine Lê
Lumière : Claire Gondrexon en collaboration avec Amandine Robert
Son : Lucas Lelièvre en collaboration avec Camille Vitté
Musique : comparution chantée Pierre-Yves Macé
Chorégraphie : Anna Chirescu
Vidéo, cadrage : Jérémie Bernaert
Conception et création costumes : Anna Carraud assistée de Marnie Langlois et Mirabelle Perot
Masques : Loïc Nebreda
Perruques : Mityl Brimeur
Mise en espace cheval : Thomas Chaussebourg
Travail vocal : Juliette de Massy
Assistant à la mise en scène : Antoine Hirel
Du 2 au 23 mai 2025
Du mardi au samedi à 20h, le dimanche à 15h
Relâches les lundis et les dimanches 11 et 18 mai
Représentations surtitrées en anglais les vendredis 2, 9, 16 et 23 mai
Durée : 1h45
Théâtre de la Reine Blanche
Ateliers Berthier 17e
1, rue André Suarès
75017 Paris
Réservations : 01 44 85 40 40
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